Page:Le Tour du monde - 10.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lement personne à qui parler. Sur ces entrefaites et pendant que je cherchais en moi-même comment pourrait s’opérer la réconciliation des Khonds avec le gouvernement, je reçus l’ordre formel d’aller déposer le rajah d’une principauté voisine, celle d’Ungool, située au delà de la rivière Mahanuddy.

Je rentrai après quelques semaines d’absence dans le Boad avec six compagnies d’infanterie et un escadron d’irréguliers à cheval. La tranquillité n’y avait pas été troublée, malgré les continuels efforts de Chokro Bissoi pour commettre ses compatriotes dans quelque acte de résistance ouverte aux ordres du gouvernement. S’adressant de préférence à leurs préjugés religieux, il leur promettait, entre autres choses, la liberté absolue d’offrir à leurs dieux des victimes humaines, et comme ils étaient encore en possession de celles que le capitaine Macpherson leur avait rendues si mal à propos, on pouvait craindre qu’une immolation générale ne fût le préliminaire de la révolte à laquelle on les poussait. La tentation était forte, une hésitation générale semblait prévaloir. Sans la crainte salutaire que le sirkar (le gouvernement) inspire à ces populations longtemps opprimées, sans les prompts et heureux résultats que venait d’avoir la guerre portée dans les domaines du rajah d’Ungool, on ne peut guère savoir ce qui fût arrivé. En somme, les instigations du chef rebelle demeurèrent sans effet, et l’officier que j’avais chargé de me suppléer pendant mon absence n’eut à repousser aucune attaque directe. Entamer dans le Boad l’abolition des sacrifices humains n’en était pas moins une entreprise fort épineuse et fort délicate. Le gouvernement suprême de l’Inde ne s’y décida qu’avec une certaine hésitation. Nous avions cependant pour nous les succès obtenus dans le Goomsur où la prospérité publique n’avait nullement souffert, on le pense bien, et où les dieux, frustrés du sang des hommes, n’avaient manifesté aucun ressentiment. La moindre épidémie, une mauvaise récolte, un désastre quelconque auraient été certainement interprétés en ce sens ; mais un heureux hasard nous les avait épargnés et ôtait ainsi tout prétexte aux récriminations fanatiques. Je reçus enfin les ordres nécessaires et préludai aussitôt à mon entreprise par une soigneuse distribution des petites forces dent je disposais.

Ce fut ainsi que, jusqu’au mois de mai, je parcourus le Boad dans tous les sens, malgré les fièvres qui déjà sévissaient, malgré la chaleur, malgré les inconvénients particuliers à cette saison où les gens du pays, en vue des pluies de juin, mettent le feu aux herbes sèches des jungles et aux broussailles de leurs forêts. On se ferait difficilement une idée de ce que devient, envahie par des torrents d’âcre fumée, l’atmosphère ardente de ces contrées malsaines. Mon camp fut littéralement décimé par la fièvre ; il me fallait à chaque instant renvoyer des hommes dans le plat pays ; deux de mes officiers périrent et bon nombre durent aller chercher, sous des cieux plus cléments, les moyens de rétablir leur santé compromise. Mais, au prix de tant de sacrifices et de souffrances, nous vîmes l’autorité du gouvernement reprendre son prestige. Les tribus les plus éloignées se sentirent sous notre main, et les chefs, qui les premiers avaient fait leur soumission, virent strictement accomplir la promesse que nous leur avions faite d’imposer à tous ce que nous obtenions d’eux. Sur les cent soixante dix victimes vainement délivrées naguère, les Khonds en avaient déjà immolé trois pour mettre le ciel de moitié dans la résistance qu’ils espéraient nous opposer. À l’exception de celles-là, toutes nous furent rendues et le résultat total de nos opérations dans le Boad fut le salut de deux cent trente-cinq malheureuses créatures destinées à périr tôt ou tard sous le couteau des prêtres. Chose étrange à dire, la grande majorité des Mériahs semblait complétement indifférente à la délivrance que nous leur apportions, et beaucoup s’effrayaient à l’idée de descendre avec nous dans la plaine, méfiants du sort qui les y attendait. Je dois dire cependant qu’il ne fallut pas longtemps pour les réconcilier avec leur destinée et leur faire apprécier la bienveillante tutelle qui allait désormais veiller sur eux.

La campagne suivante (novembre (1849) eut pour théâtre le Chinna-Kimedy, dont les districts montagneux confinent à ceux du Boad et du Goomsur. Là ce n’était pas seulement à la terre, mais à Manuck-Soro, le dieu des combats, à Boro-Penno, le dieu grand, à Zaro-Penoo, le dieu du soleil, qu’on offrait des sacrifices humains. L’ignorance des populations confinées dans leurs montagnes et sans rapports avec la plaine, faisait prévoir une résistance obstinée, et j’avais pris mes mesures en conséquence. Muni par le gouvernement des plus amples pouvoirs, je ne voulais cependant en faire usage qu’à la dernière extrémité. Dans ces montagnes ou jamais un Européen n’avait mis le pied, parmi ces forêts dont pas un sentier ne nous était connu, sous ce ciel dévorant, plus terrible que des armées, la guerre eût été un fléau sans nom, et la moindre imprudence, la moindre erreur pouvaient amener la guerre. L’aide des principaux rajahs que j’avais su me concilier et dont la confiance m’était acquise, la netteté de mon langage, le soin avec lequel je précisais les intentions du gouvernement et je limitais notre action à l’anéantissement du rite sanglant que nous voulions abolir, détournèrent de nous cette nécessité fatale. On nous accueillit d’abord, il est vrai, avec plus d’étonnement et de terreur que de sympathie. Des groupes effarés contemplaient de loin notre camp sans oser y pénétrer. On répandait partout le bruit que je venais chercher des Mériahs pour en faire moi-même un immense holocauste à la divinité des eaux qui avait tari un lac artificiel creusé près de ma demeure ; mais ces vaines rumeurs s’effacèrent bientôt, et la rigoureuse discipline observée par mes troupes rendit les populations plus confiantes. Les conférences parlementaires purent commencer alors, et après force harangues de part et d’autre, force récits de ce qui s’était passé dans le Goomsur et le Boad, j’obtins la délivrance de deux cent six Mériahs et la promesse formelle que, dans les sacrifices ultérieurs, les buffles, les chèvres et les pourceaux seraient exclusivement offerts aux divinités de