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ture en plein air, en examinant la main d’un soldat crédule, qui écoute attentivement l’oracle de la sorcière ; ou bien encore, ce sont des musiciens ambulants qui chantent d’une voix nasillarde des coplillas populaires, et autour desquels la foule fait cercle.

Un jour que nous nous promenions dans la calle de Abenamar, — un nom de rue qui rappelle l’ancienne Grenade moresque, — nous fûmes attirés par des chants étranges qu’accompagnaient tant bien que mal quelques aigres grincements de guitare, et le bourdonnement sourd d’un pandero : nous aperçûmes bientôt deux nains portant le costume andalous, et de la difformité la plus singulière ; ces curieux musiciens nous firent penser aux nains ou enanos que Velasquez s’amusait quelquefois à peindre, et dont on voit plusieurs au musée de Madrid ; en eût dit encore des personnages empruntés aux contes fantastiques d’Hoffmann.

L’un d’eux grattait convulsivement de ses doigts osseux les cordes de sa guitare, tandis que l’autre exécutait sur son pandero toutes sortes de variations, en se livrant à la gymnastique la plus amusante. Trois élégantes señoras qui passaient par là s’arrêtèrent un instant pour contempler les exercices des enanos ; leur merveilleuse beauté et leur riche toilette faisaient un curieux contraste avec la laideur et le costume délabré des deux pauvres nains. Le concert terminé, les musiciens firent une ample moisson de cuartos, et allèrent recommencer un peu plus loin

Une autre fois, nous rencontrâmes dans un faubourg de Grenade une famille de musiciens nomades, leurs paquets sur le dos et la guitare en bandoulière ; une jeune femme à la figure douce et mélancolique tenait par la main son enfant, qui marchait pieds nus. Ces pauvres gens venaient de parcourir à pied le chemin de Guadiz à Grenade, et avaient à peine gagné de quoi se nourrir en route ; aussi voulûmes-nous, pour les dédommager, leur faire chanter tout leur répertoire.

N’oublions pas les mendiants, qu’on ne rencontre que trop souvent et quelquefois par troupes nombreuses ; dès qu’ils aperçoivent un étranger, ils se précipitent en se bousculant, et si on leur jette quelques pièces de menue monnaie, c’est une véritable curée. Leur grand nombre témoigne assez de la pauvreté et de la décadence de l’ancienne capitale des rois mores, autrefois si riche, si industrieuse, et si souvent chantée par les poëtes.

Il n’est peut-être pas une ville qui ait été louée autant que Grenade : « A quien Dios le quiso bien, en Granada le dio de comer. — À celui que Dieu aime, dit un vieux proverbe, il a permis de vivre à Grenade. »

Et ces deux vers si connus, qu’on ajoute à ceux qui comparent Séville à une merveille :

      Quien no ha visto a Granada,
      No ha visto a nada !

« Qui n’a pas vu Grenade, n’a rien vu ! »

Un écrivain arabe qui vivait au quatorzième siècle, Jbnu-Battutah, appelle Grenade la capitale de l’Andalousie et la reine des cités, et dit que rien ne peut être comparé à ses environs, délicieux jardins de vingt lieues d’étendue. « Plus salubre que l’air de Grenade » est un proverbe encore usité en Afrique.

« Grenade, dit un ancien poëte andalous, n’a pas sa pareille dans le monde entier : c’est en vain que le Caire, Baghdad ou Damas voudraient rivaliser avec elle. On ne peut donner une idée de sa merveilleuse beauté qu’en la comparant à une jeune mariée, resplendissante de grâce, dont les pays voisins formeraient le domaine. »

La plupart des écrivains arabes appellent Grenade Shamu-l-andalus, c’est-à-dire le Damas de l’Andalousie, la comparant ainsi à la ville la plus célèbre de l’Orient ; quelques-uns disent que c’est une partie du ciel tombée sur la terre. « Ce lieu, dit un autre écrivain en parlant de la Vega, surpasse en fertilité la célèbre Gautah, ou prairie de Damas ; » et il compare les carmenes ou maisons de campagne, qui avoisinent la ville, à autant de perles orientales enchâssées dans une coupe d’émeraude.

Les écrivains espagnols n’ont pas été moins prodigues de louanges : les uns l’appellent l’illustre ; d’autres, la célèbre, la fameuse, la grande, la très-renommée, etc. Les rois catholiques lui donnèrent officiellement l’épithète de grande et honorable.

Les historiens étrangers se sont également plu à célébrer les beautés de Grenade : un écrivain du seizième siècle, Pierre Martyr de Angleria, natif de Milan, compare la Vega, ou plaine de Grenade, à celle qui entoure sa terre natale ; elle a sur Florence cet avantage que les montagnes, qui attirent sur cette ville les rigueurs de l’hiver, garantissent, au contraire, Grenade de l’âpreté des vents pendant la mauvaise saison. Son climat est préférable à celui de Rome exposée au sirocco, ce vent d’Afrique qui apporte les fièvres, tandis que l’air de Grenade est très-sain et guérit de nombreuses maladies. On y jouit d’un printemps perpétuel, et on peut y voir les citronniers et les orangers couverts en même temps de fleurs et de fruits ; les jardins toujours verts, toujours en fleurs, rivalisent avec ceux des Hespérides.

Il n’est pas facile de déterminer les origines de Grenade ; on ignore vers quelle époque des tribus errantes vinrent se fixer dans ce pays, où les attiraient un climat si salubre et tant de richesses naturelles. Il y a bien des écrivains qui veulent que la ville ait été fondée par Liberia, petite-nièce d’Hercule et quatrième arrière-petite fille de Noé. Cette Liberia aurait eu une fille nommée Nata, qui régna sur le pays : elle fut trompée par des étrangers qui, attirés par la fertilité du pays, vinrent lui demander de la terre à cultiver, seulement, disaient-ils, la surface occupée par la peau d’un bœuf, ce qu’elle leur accorda facilement ; mais les rusés étrangers découpèrent cette peau en bandes tellement minces qu’ils entourèrent une étendue de terrain suffisante pour l’emplacement d’une grande ville. Nata, que cette mauvaise plaisanterie avait désespérée, s’enferma dans une grotte où elle exerça l’astrologie et la magie, sciences qu’elle