car on regardait comme un acte méritoire la destruction de tout ce qui avait appartenu a los Moros ; déjà le cardinal de Ximénès avait donné l’exemple en faisant brûler publiquement, sur une des places de Grenade, plus d’un million de manuscrits arabes, auto-da-fé pour lequel les auteurs contemporains l’ont loué à l’envi. Il semble qu’on ait voulu détruire tout ce qui pouvait rappeler le souvenir de la religion musulmane, et c’est probablement à cette époque que prit naissance le proverbe espagnol : Buscar a Mahoma en Granada (chercher Mahomet à Grenade), proverbe encore usité quand on veut parler d’une chose impossible à trouver.
Ce qui ajoute encore à la cruauté de la profanation du César allemand, c’est qu’il obligea les malheureux descendants des Mores de Grenade à payer de leurs deniers la lourde construction qu’il voulait élever sur les ruines du gracieux et léger palais de leurs ancêtres : l’inquisition venait d’être établie à Grenade, et plusieurs évêques avaient ordonné la séquestration des biens appartenant aux Morisques ; Charles-Quint voulut bien les en exempter momentanément, à la condition qu’ls payeraient un impôt de quatre-vingt mille ducats, applicable aux frais de la construction du nouveau palais ; de plus, les malheureux Morisques furent obligés de payer sous main un pot-de-vin de pareille somme aux favoris de l’empereur qui avaient intercédé pour eux.
Après tout, si le palais de Charles-Quint ne s’élevait pas insolemment au beau milieu de l’enceinte de l’Alhambra, on pourrait assurément le regarder avec plaisir ; la façade, ornée de colonnes doriques et ioniques, de trophées, de bucrânes et autres ornements classiques, est d’une parfaite régularité et rappelle quelque peu, dans des proportions réduites, celle du palais Pitti avec ses pierres taillées en pointes de diamant ; plusieurs bas-reliefs, dont le travail précieux et fini ne manque pas de mérite, représentent des victoires et des chocs de cavalerie ; nous remarquâmes deux médaillons offrant cette particularité qu’ils représentent exactement le même sujet, retourné à la vérité, de sorte que les mêmes personnages tiennent alternativement leurs armes de la main gauche et leurs rênes de la main droite ; procédé des plus commodes et qui dut coûter au sculpteur peu d’efforts d’imagination. Un auteur espagnol nous donne le nom de cet ingénieux artiste, Antonio Leval, qui, ajoute-t-il naïvement, combina le tout pour former une exacte symétrie.
Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’on n’a jamais pu tomber d’accord sur la destination du palais de Charles-Quint : suivant les uns, on devait y placer les caballerizas, c’est-à-dire les chevaux et carrosses de l’empereur ; d’autres prétendent qu’il devait servir d’arène pour les combats de taureaux-, car César était un aficionado, qui daigna plus d’une fois descendre dans l’arène tauromachique ; cette dernière opinion nous paraît la plus vraisemblable, et nous ne voyons guère à quel autre usage aurait pu servir la cour circulaire placée au centre du monument ; cette cour, aujourd’hui encombrée de ronces et de débris de toute sorte, est entourée d’une double rangée de superbes colonnes de marbre surmontées de chapiteaux doriques et ioniques, comme celles de la façade.
La construction de ce palais, commencée en 1526, fut continuée, après plusieurs interruptions, jusqu’en 1633, époque où elle fut abandonnée ; en sorte que le palais est resté sans toit, les fenêtres sans vitres, les portes sans clôture sans qu’on ait jamais su quel usage en faire ; à tel point qu’à l’époque de la guerre de l’indépendance il fut sérieusement question de l’offrir au duc de Wellington. Aujourd’hui le palais n’est habité que par les lézards et les oiseaux de nuit, et il semble qu’une sorte de fatalité ait voulu, pour punir son usurpation, qu’il restât à jamais inachevé.
À l’autre extrémité s’élève la haute et imposante tour de Comarès, à l’intérieur de laquelle est la splendide salle des Ambassadeurs, que nous visiterons plus tard.
Non loin du palais, existaient jadis les Adarves, ligne de bastions moresques que Charles-Quint voulut également renverser, et sur l’emplacement desquels il fit élever des jardins et des fontaines dans le goût italien, aujourd’hui dans un triste état d’abandon ; on voit près de cet endroit des vignes énormes, aux ceps noueux, et des cyprès gigantesques, dont la plantation remonte, suivant l’opinion populaire, au temps du dernier roi de Grenade, l’infortuné Boabdil.
C’est sous les fondations des Adarves que furent découverts, si on en croit la tradition, les fameux vases de l’Alhambra : on prétend qu’ils avaient été enfouis pleins d’or, pendant le siége de Grenade, et qu’ils furent retrouvés par le marquis de Mondéjar, gouverneur de l’Alhambra, sous Charles-Quint ; il ordonna qu’ils fussent placés comme ornements dans les nouveaux jardins, qui furent payés avec le trésor qu’on venait de découvrir
Ces magnifiques vases étaient au nombre de trois, desquels il ne reste plus aujourd’hui qu’un seul ; celui-ci néanmoins suffit pour donner une idée de l’état avancé où était parvenu autrefois l’art céramique dans le royaume de Grenade.
Le vase de l’Alhambra, si remarquable par sa richesse et par la variété des dessins dont toutes ses parties sont couvertes, est sans contredit le plus beau monument connu de faïence hispano-moresque, comme il est aussi le plus ancien qu’on puisse citer. Sa forme rappelle au premier abord celle des amphores antiques : elle est, comme dans ces vases élégants, d’un gracieux ovale, qui va en s’allongeant et en se rétrécissant vers la base, de sorte que cette base se termine à peu près en pointe et fait presque ressembler le vase à une toupie qui se tiendrait en équilibre ; les anses son formées de deux larges ailes qui, partant de l’extrémité d’un col évasé, vont en si élargissant se relier à la panse[1]. Ces anses sont bordées de cenefas ou longues bandes d’inscriptions en caractères africains, au
- ↑ Dans l’état actuel, le vase de l’Alhambra n’a plus qu’une de ses anses ; l’autre a été cassée il n’y a pas très-longtemps, et on ne sait se qu’elle est devenue ; néanmoins, dans la gravure que