Page:Le Tour du monde - 10.djvu/380

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de bains, et pour de grandes dalles de pavage. Si nous en croyons un voyageur italien qui visita Grenade peu de temps après la chute de la ville, Andrea Navagero, « certains ornements étaient en ivoire : I lavori parte son di gesso, con ora assai, e parte di avorio e oro accompagnato ; — « ces travaux sont partie en plâtre, avec de riches dorures, et partie en ivoire accompagné d’or. »

Le même auteur nous apprend que, de son temps, le Patio était déjà planté de myrtes, et qu’on y voyait aussi quelques orangers : « Da un canto all’altro del canale vi e una spallera di mirto bellissima, e alquanzi pe di naranci. » »

À droite du Patio de la Alberca, se trouve le Cuarto de la Sultana, autrefois un des plus beaux appartements de l’Alhambra, mais bien dégradé aujourd’hui, car il n’y a pas très-longtemps encore il servait de magasin pour la morue dont on nourrissait les galériens.

De là nous passerons à la célèbre cour des Lions, la merveille de l’architecture moresque. Le Patio de los Leones, la partie la plus parfaite du palais de l’Alhambra, est bien loin d’avoir les grandes dimensions qu’on pourrait croire, et que lui donnent ordinairement les gravures de keepsakes ; c’est un parallélogramme qui ne mesure guère plus de cent pieds sur cinquante, entouré d’une galerie couverte, avec de petits pavillons à chaque extrémité. La galerie est supportée par cent vingt-huit colonnes de marbre blanc que surmontent des arceaux d’un fini et d’une délicatesse de travail extraordinaires ; les soubassements, en mosaïque de faïence de couleurs variées, ont été restaurés de manière à conserver leur aspect primitif. Les chapiteaux des colonnes, qui offrent tous les mêmes contours, paraissent uniformes au premier abord ; mais si on les examine avec attention, on s’apercevra facilement que les dessins, arabesques et inscriptions fouillés dans le marbre sont de la plus grande variété. Ces chapiteaux étaient autrefois peints et dorés ; ceux qui ont conservé leurs couleurs primitives font voir que les arabesques étaient peintes en bleu et les fonds en rouge ; les inscriptions étaient en or, ainsi qu’une partie des ornements. L’or dont on se servait venait d’Afrique, et on le battait en feuilles minces à Grenade. Cette immense quantité d’or employée explique les versions fabuleuses dont nous avons parlé, et par lesquelles on cherchait à expliquer les prodigieuses dépenses d’un des des rois de Grenade.

On remarque une légère irrégularité dans la disposition des nombreuses colonnes, tantôt accouplées deux par deux, tantôt isolées ; irrégularité d’un effet charmant, qui a été calculée sans aucun doute pour rompre la monotonie. Ces colonnes étaient autrefois entièrement dorées ; après la prise de Grenade, on recula devant la dépense qu’il fallait faire pour réparer les dorures, et on trouva beaucoup plus simple et surtout plus productif de gratter les ornements pour enlever l’or. Les inscriptions, en caractères coufiques, sont prodiguées partout et chantent la louange de Dieu ; sur la bande qui entoure le tympan de l’arc principal, on en remarque une en caractères cursifs d’une élégance extrême, qui contient des souhaits de bonheur pour le sultan : « Puissent un pouvoir éternel et une gloire impérissable être le partage du maître de ce palais ! » Cette inscription rappelle l’usage, très-ancien parmi les Orientaux, de tracer sur la plupart des objets usuels des souhaits de bonheur pour le propriétaire.

Au centre du Patio, s’élève la fontaine des Lions (la Taza de los Leones), grande vasque dodécagonale de marbre blanc, surmontée d’une autre plus petite de forme ronde, toutes deux ornées d’inscriptions et d’arabesques en relief du plus beau travail. La vasque inférieure est supportée par douze lions, également en marbre blanc ; ces lions, qu’on pourrait tout aussi bien appeler des tigres ou des panthères, sont en réalité des animaux fantastiques ; les artistes mores, habitués à obéir à leur fantaisie, ne se sont jamais exercés à imiter la nature avec fidélité : la tête de ces lions, puisqu’il faut les appeler ainsi, est grossièrement équarrie et du dessin le plus primitif ; un trou rond figure la gueule ouverte, par laquelle s’échappe l’eau qui retombe dans la vasque ; la crinière est figurée par quelques rayures parallèles, et quatre supports carrés représentent les pattes. Malgré cette naïveté, qui va jusqu’à la barbarie, ces monstres ont un très-grand caractère décoratif qui vous saisit et vous charme, et nous avons vu peu de fontaines dont l’ensemble soit d’un effet aussi heureux que la Taza de los Leones. Les inscriptions tant soit peu emphatiques dont la fontaine moresque est ornée, ont été, la plupart du temps, traduites infidèlement. En voici la traduction littérale, que nous empruntons à M. de Gayangos :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Vois cette masse de perles scintiller de toutes parts et lancer dans les airs ses globules prismatiques,

« Qui retombent en un cercle d’écume argentée et s’écoulent ensuite parmi d’autres joyaux surpassant tout en beauté, comme ils surpassent le marbre même en blancheur et en transparence. »

« En regardant ce bassin, on croirait voir une solide masse de glace d’où l’eau s’écoule, et pourtant il est impossible de dire laquelle des deux est liquide. »

« Ne vois-tu pas comme l’onde coule à la surface, malgré le courant inférieur qui s’efforce d’en arrêter le progrès,

« Comme une amante dont les paupières sont pleines de larmes et qui les retient, craignant un délateur ? »

« Car, en vérité, qu’est cette fontaine, sinon un nuage bienfaisant qui verse sur les lions ses abondantes eaux ? »

« Telles sont les mains du calife quand, dès le matin, il se lève pour répartir de nombreuses récompenses entre les mains des soldats, les lions de la guerre. »

« Ô toi qui contemples ces lions rampants, sois sans crainte ! la vie leur manque et ils ne peuvent montrer leur furie. »

« Ô héritier d’Ansar[1] ! à toi, comme au plus illustre rejeton d’une branche collatérale, appartient cet orgueil

  1. Ansar ou Ansariun est le nom qu’on donne à ceux qui suivirent Mahomet dans sa fuite de Médine. La tribu de Khazraj, à