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d’oiseau, une colline surchargée de la végétation la plus luxuriante, au pied de laquelle coule le Darro.

Revenant sur nos pas, nous suivrons une longue galerie construite après la conquête, et qui vient aboutir à un petit pavillon qu’on appelle Tocador de la Reina ou Peinador de la Reina, deux noms qui signifient cabinet de toilette de la reine. Cette petite pièce, qui servait autrefois d’oratoire aux sultanes, paraît avoir été reconstruite à l’époque de Charles-Quint ; elle n’a plus rien de moresque ; les quatre murs sont décorés de fresques dans le goût italien de la première moitié du seizième siècle représentant des grotesques en arabesques imitées de celles de Jean d’Udine et de Battista Franco. Ces fresques, d’un style excellent, ont malheureusement beaucoup souffert, et sont couvertes de noms propres et de toutes sortes d’impertinences, gravées sur la peinture par plusieurs générations de visiteurs de tous les pays. Les peintures de la voûte, moins exposées, sont un peu mieux conservées, et représentent des médaillons avec bustes, fleuves, métamorphoses et autres sujets mythologiques. Des documents conservés à la Contaduria nous apprennent que les auteurs de ces fresques sont des Espagnols nommés Bartolomé de Ragis, Alonzo Perez et Juan de la Fuente, et qu’elles furent exécutées en 1524.

À travers les légères colonnes de marbre blanc surmontées d’arcs surbaissés qui supportent la toiture, la vue s’étend sur un des plus merveilleux panoramas qui existent au monde : on aperçoit quand on se penche en dehors un ravin d’une profondeur immense, sur les bords duquel s’élèvent des peupliers, trembles et autres arbres touffus et serrés ; on a le vertige en découvrant, bien bas sous ses pieds, les hautes cimes de ces arbres, qu’on ne voit qu’en raccourci. D’un côté s’élève l’imposante tour de Comarès, d’un autre les murs blancs du Généralife, qui ressortent sur une masse de verdure sombre. Quant à l’immense tableau de la Vega, qui se développe à l’infini, avec un horizon de montagnes formant une succession graduée de plans, il faudrait, pour essayer d’en donner une idée, employer la comparaison des opales, des saphirs et autres pierres des nuances les plus douces ; c’est surtout une heure ou deux avant le coucher du soleil, après avoir passé notre journée à l’Alhambra, que nous aimions à admirer cet étonnant spectacle, et nous restions quelquefois à le contempler jusqu’à l’heure où commence le crépuscule.

Du Peinador de la Reyna on descend dans le Patio ou Jardin de Lindaraja, encombré d’une végétation touffue d’orangers, de citronniers, d’acacias et autres arbres qui croissent au hasard dans un désordre charmant. Le milieu du Patio est occupé par une belle fontaine, et de deux côtés règne une galerie supportée par de sveltes colonnes de marbre blanc.

Le Mirador de Lindaraia, qui domine ce petit jardin, est formé de deux fenêtres en ogive séparées par une colonne de marbre blanc ; il n’est peut-être aucune partie de l’Alhambra où les ornements soient plus riches et d’un meilleur style que dans le Mirador. Le tympan qui s’élève au-dessus des deux fenêtres présente une vaste décoration composée de caractères coufiques formant des entrelacs et autres dessins variés, et peut passer pour le spécimen le plus beau et le plus complet qui existe en ce genre ; aussi les inscriptions font-elles allusion à cette richesse d’ornements :

« Ces appartements renferment tant de merveilles que les yeux du spectateur y restent fixés pour toujours, s’il est doué d’une intelligence qui puisse les apprécier.

« Ici descend la tiède brise pour adoucir la rigueur de l’hiver, et apporter avec elle un air salubre et tempéré.

« En vérité, telles sont les beautés que nous renfermons, que les étoiles descendent du ciel pour nous emprunter leur lumière. »

Le Mirador doit son nom à une princesse, dont la beauté est souvent célébrée dans les romances et légendes moresques, sous le nom de Zelindaraja, Linda raja, ou simplement Daraja. La Hermosa hindaraja, comme on l’appelle souvent, était du sang des Abencerrages, et fille de Mahamete, alcayde de Malaga ; les romances la représentent souvent comme la dame des pensées du valeureux More Gazul, ce qui n’empêche pas qu’elle épousa le prince Nasr, frère de Yousouf, un des rois de Grenade.

En quittant le Jardin de Lindaraja, nous traverserons la Sala de Secretos, construite sous Charles-Quint, et qui doit son nom à un effet d’acoustique produit par la conformation de la voûte, effet déjà connu du temps des Romains, et qu’il n’est pas rare de rencontrer dans d’autres édifices de différentes époques : on n’a qu’à chuchoter quelques mots dans l’un des angles, et si basse que soit la voix, elle est entendue très-distinctement par la personne qui applique son oreille à l’angle opposé.

La Sala de las Ninfas doit son nom à deux statues de marbre représentant des déesses ; nous remarquâmes au-dessus de l’arcade intérieure un très-beau médaillon en bas-relief, dont le sujet est Jupiter sous la forme d’un cygne et caressant Léda ; cette remarquable sculpture, qu’on est assez étonné de rencontrer là, est probablement l’ouvrage d’un des nombreux artistes italiens qui vinrent s’établir en Espagne dès la première moitié du seizième siècle, peut-être du Florentin Torrigiano, qui travailla quelque temps à Grenade.

À côté du Jardin de Lindaraja se trouvent également les anciens bains moresques, los Baños de la Sultana ; ils sont composés de deux salles qu’on appelle également el Baño del Rey et el Baño del Principe, et furent construits par Mohammed V, Alghani Billah (celui qui se plaît en Dieu), dont la louange se lit parmi les inscriptions ; celle-ci, qu’on lit également, montre qu’un autre sultan contribua à embellir ces bains : « Gloire à notre seigneur, Aboul Hadjadj Yousouf, commandeur des croyants : Puisse Dieu lui donner la victoire sur ses ennemis !

« Rien n’est plus merveilleux que le bonheur dont on jouit dans ce délicieux séjour. »

Les soubassements sont garnis de beaux azulejos, formant des bandes d’ornements qu’on appelle cenefas,