Page:Le Tour du monde - 10.djvu/392

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le parement est formé de dalles de marbre blanc ; le plan et la disposition intérieure de ces bains ont beaucoup d’analogie avec ceux en usage aujourd’hui dans l’Orient : les baigneurs laissaient leurs vêtements dans un élégant petit salon placé à l’entrée, et où ils retournaient après le bain ; les proportions restreintes de ces salles montrent du reste qu’elles avaient une destination privée et ne servaient qu’à un petit nombre de personnes. Nous aurons occasion de voir dans Grenade d’anciens bains publics beaucoup plus vastes, et d’une disposition différente.

La partie supérieure de la chambre de repos, supportée par quatre élégantes colonnes de marbre, était destinée aux musiciens qui jouaient de la dulçayna, de l’anafil, des atabales et autres instruments moresques, pendant que les personnes royales se reposaient sur des carreaux de soie après le bain ; car les Mores de Grenade étaient loin d’observer à la lettre ces versets du Coran : « Entendre la musique, c’est pécher contre la loi ; faire de la musique, c’est pécher contre la religion ; y prendre plaisir, c’est pêcher contre la foi, et se rendre coupable du crime d’infidélité. »

La voûte est parsemée d’étroites ouvertures en forme d’étoiles, entourées d’azulejos ; ces ouvertures ne laissaient filtrer que quelques rayons de lumière arrivant d’en haut, sans permettre à la chaleur de pénétrer dans la pièce. Andrea Navagero, l’ambassadeur vénitien dont nous avons déjà parlé, nous apprend qu’il vit ces bains tels qu’ils étaient du temps des Mores, et que ces ouvertures étaient garnies de verres de couleur. On retrouve exactement la même disposition dans les anciens bains arabes, soit en Orient, soit en Espagne ; nous l’avons observée notamment à Barcelone, à Valence et à Palma, dans l’île de Majorque.

Il ne nous reste plus que quelques salles moins importantes à visiter dans l’Alhambra : la Mezquita, ancienne mosquée dont Charles-Quint fit une chapelle chrétienne, qu’on appela la Capilla real, ne conserve que peu de traces de sa destination primitive ; cependant on voit encore près de l’entrée l’ancien mihrab, ou sanctuaire de la mosquée, offrant cette inscription, destinée sans doute à stimuler le zèle des croyants : « Et ne sois pas un des retardataires ! » Les autres inscriptions arabes ont fait place à la devise de Charles-Quint, qu’on lit ainsi écrite en vieux français : Plus ovltre, et accompagnée des colonnes d’Hercule et autres emblèmes. Près de l’entrée de la Mezquita, le guide nous fit remarquer une fenêtre par laquelle, suivant la tradition, la sultane Ayesha fit échapper secrètement son fils Boabdil, qui gagna le quartier populeux de l’Albayzin, pour se mettre à la tête des ennemis de son père, et obtenir par la force son abdication.

Nous traverserons sans nous arrêter la Sala de las Frutus, qui doit son nom à des fruits qu’on voit représentés sur la voûte, et le Patio de la Reja, petite cour garnie d’un grillage de fer, ou reja qui, suivant une tradition populaire, aurait servi de prison à Jeanne la Folle, doña Juana la Loca, mère de Charles-Quint ; il n’y a qu’un petit malheur, c’est qu’un archéologue malavisé a trouvé dans les archives la preuve que le grillage en question avait été posé cent cinquante ans plus tard.

Nous terminerons notre visite, en revenant sur nos pas, par la sala de Justicia, ou salle du Jugement, appelée aussi sala del Tribunal ; c’est plutôt une galerie divisée en trois compartiments, dont chacun est couvert d’une coupole ou voûte concave de forme ovale ; on voit sur cette voûte les fameuses peintures moresques de l’Alhambra ; ces peintures sont faites sur des panneaux de cuir cousus ensemble, et cloués sur une surface concave composée de planches d’un bois résineux : le cuir est revêtu d’un enduit de plâtre qui nous a paru semblable à celui des tableaux de l’école primitive italienne ; une autre analogie, c’est que les couleurs, qui paraissent préparées à la colle, ou à la détrempe, sont également sur un fond d’or semé de petits ornements en relief.

La peinture qui occupe le milieu représente dix personnages assis sur deux rangs, et à chaque extrémité de l’ovale, l’écusson des rois de Grenade supporté par deux lions ; ces personnages au teint brun et à la barbe noire taillée en fourche, sont assis sur des coussins, et portent le costume des Mores d’Espagne, costume d’une grande simplicité : la tête est couverte du turban oriental et de la marlota, espèce de capuchon qui retombe sur les épaules ; le reste du vêtement se compose d’un ample albornoz ou burnous, descendant jusqu’aux pieds. Les dix Mores sont armés de l’alfange, épée moresque longue et large, exactement semblable pour la forme à celle conservée dans la famille de Campotejar, dont nous parlerons plus loin. On a pensé que ces dix personnages représentent des rois de Grenade, les dix successeurs du roi Bulharix, suivant Pedraza ; ou bien un conseil de chefs délibérant : le mouvement des mains, qui indique une discussion, rend la dernière opinion assez probable.

Une des autres peintures représente différents sujets de chasse ; ici c’est un cavalier chrétien, la lance en arrêt comme un picador, perçant un lion qui se précipite sur son cheval ; à côté, un autre cavalier portant le costume moresque, combat un animal qui paraît être un ours ou un sanglier ; plus loin un autre More, tenant son cheval par la bride, présente le produit de sa chasse à une dame vêtue d’une longue robe. De chaque côté s’élèvent des tours et d’élégantes fontaines d’où s’échappent des jets d’eau. Les couleurs sont encore très-vives, et forment des teintes plates, sans que les ombres soient indiquées ; celles qui dominent sont le rouge vif et le rouge brique, le vert clair et foncé, et le blanc ; les contours sont tracés au moyen d’un trait de bistre assez épais.

Dans le dernier tableau, on voit encore un cavalier chrétien tuant un ours de son épée et un cavalier more perçant un cerf de sa lance ; un autre More, portant son adarga, grand bouclier de cuir exactement semblable à ceux qu’on voit à la Real Armeria de Madrid, frappe de