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neur d’y mettre le feu de ses propres mains. On porte jusqu’à un million et vingt-cinq mille le nombre des livres ainsi détruits ; ce chiffre a sans doute été exagéré par les panégyristes même du cardinal, qui croyaient exalter sa gloire en augmentant l’importance de l’auto-da-fé. Trois cents volumes seulement furent sauvés du feu : on les envoya à la bibliothèque d’Alcala de Hénarès ; on assure que parmi les ouvrages précieux à divers titres qui furent détruits, un grand nombre étaient des merveilles de peinture et de calligraphie ; d’autres étaient précieux par leurs reliures ornées de nacre, de perles fines, de broderies ou de ce cuir que les Mores savaient travailler si habilement.

La place de Bib-rambla ne sert plus aujourd’hui de théâtre qu’aux Pasos et autres processions religieuses : en temps ordinaire c’est un marché : des melons et de oignons énormes s’y empilent en tas ; les tomates, ce légume favori des Espagnols, s’amoncellent semblables de grosses vessies pleines de vermillon, les monstrueuses grappes de raisin couleur d’ambre font penser à la terre de Chanaan, et les figues entr’ouvertes, qui distillent un suc appétissant, attirent des légions de mouches bourdonnantes que les marchandes ont grand-peine à chasser.

À un des angles de la place est la Pescaderia ou marché au poisson, riche en bacallao ou morue salée, et qui s’annonce de loin en affectant l’odorat de la manière la plus désagréable. Du côté opposé se trouve el Arco de las orejas, — l’Arcade des Oreilles, ancienne porte qui donne sur la place de Bib-rambla, et qui communique avec la calle de los Cuchillos — la rue des Couteaux. La tradition rapporte un événement qui eut lieu près de cette Arcade, le 25 juillet 1621, jour où l’on célébrait une proclamation de Philippe V : une maison voisine, surchargée de curieux, s’écroula subitement, entraînant sous ses décombres plus de deux cents personnes. Or, il y avait parmi les victimes un grand nombre de femmes ornées de riches bijoux ; les voleurs profitèrent du désordre pour s’en emparer, et comme ils perdaient du temps à enlever les boucles d’oreille, ils trouvèrent plus expéditif de couper les oreilles des femmes. Depuis ce temps cette porte a pris le nom d’Arco ou Puerta de las Orejas.

La rue dont nous venons de parler s’appelle calle de los Cuchillos, parce qu’autrefois les alguaciles y réunirent les poignards enlevés aux assassins. Pour terminer cette nomenclature de noms bizarres, il faut encore citer une rue voisine qui peut faire pendant avec la précédente, la calle de las Cucharas — la rue des Cuillers ; et enfin une petite place, voisine de la calle de la Duquesa, et que nous traversions quelquefois pour nous rendre à notre casa de Pupilos : c’est la placeta de los Lobos — la place des Loups. Nous étions curieux de savoir d’où pouvait venir ce singulier nom ; nous finîmes par apprendre que c’était là qu’on apportait autrefois les têtes des loups tués dans les environs de Grenade, et qui étaient payées aux chasseurs à raison de quatre ducats chaque.

L’Alcaiceria, située à peu de distance de la place de Bib-rambla et du Zacatin, était, dit-on, du temps des Mores, un des marchés les plus riches de la Péninsule ; on y vendait particulièrement de la soie venant de l’Alpujarra, pour laquelle le royaume de Grenade était très-renommé. C’était comme un bazar, composé d’un grand nombre de petites rues étroites et dont les entrées étaient fermées par de solides chaînes de fer. Ce curieux marché moresque, qui jouissait autrefois de nombreux priviléges, dépendait de la jurisdiccion de l’Alhambra : il a été complétement détruit par un incendie en 1843. Depuis on l’a reconstruit et on a pu lui rendre son aspect primitif en surmoulant, sur des fragments échappés au feu, des ornements en stuc dans le style de ceux de l’Alhambra.

Grenade possède un Museo de pinturas, mais, à part quelques peintures de l’école espagnole primitive, c’est une des plus tristes collections de mauvais tableaux qui se puisse voir ; il n’y a pas, à vrai dire, dans toute l’Espagne un seul musée de province qui mérite ce nom, si on excepte celui de Séville. En revanche, nous signalerons aux amateurs et aux curieux une très-précieuse merveille d’art — et d’art français — qui est allée, nous ne savons comment, s’échouer à Grenade il y a plus de trois siècles. Cette merveille est un ancien autel portatif, composé de six émaux de Limoges, qui, autrefois, appartenait au couvent de San Geronimo, ou fut enterré le célèbre Gonzalve de Cordoue, le grand capitaine. On assure même, d’après une ancienne tradition, qu’il en fit don au couvent. Quoi qu’il en soit, ces remarquables plaques, dans le style des plus anciens peintres émailleurs de Limoges, et qui peuvent être attribuées à Jean Pénicaud l’Ancien, sont d’un prix inestimable et pourraient figurer à la place d’honneur parmi les trésors de la plus riche collection.

Le musée occupe les bâtiments de l’ancien couvent de Santo Domingo, fondé en 1492, l’année même de la conquête de Grenade, sur l’emplacement d’un édifice moresque dont on ignore la destination. Une partie des anciens jardins existe encore : c’est une des plus délicieuses retraites qu’on puisse rêver. On assure que l’ancien palais moresque communiquait autrefois avec l’Alhambra au moyen d’un de ces nombreux souterrains qui parcouraient la ville dans tous les sens et dont quelques-uns existent encore.


Le couvent de Santo Domingo ; Gonzalve de Cordoue, le grand capitaine. — La chapelle de l’Ave Maria ; Hernan Perez del Pulgar. — La Cartuja. — La Carrera de las Angustias. — Mariana Pineda. — Le Salon. — Le Genil ; Boabdil et Ferdinand. — L’Albayzin. — La casa del Chapiz. — Le Cuarto Real. — Les bains moresques. — Philippe II défend aux Morisques de se baigner. — Le Sacro Monte. — Un faubourg souterrain. — Les gitanos anthropophages. — Les Vulcains du Sacro Monte. Maquignonnage et sorcellerie. — Le bohémien Rico. — Un bal de gitanas ; nos succès comme danseurs. — La Petra. — Le Zarandeo. — La vieille sorcière ; une scène de Buena ventura. Le Calo. — Mariages et religion des gitanos.

Les couvents étaient très-nombreux à Grenade avant leur suppression, en 1835 ; la plupart de ces établissements avaient été construits peu de temps après la con-