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facilement d’accord : il se chargeait de nous conduire au Picacho de Veleta, et ensuite, si nous le voulions, au Mulahacen, les deux plus hautes montagnes de la province de Grenade, et de nous procurer de bons machos pour montures, car les mulets sont bien préférables aux chevaux pour les expéditions dans la montagne. Quant au repuesto, — c’est ainsi qu’on appelle les provisions de voyage, — un de ses ânes devait les porter, et nous préférâmes les acheter nous-mêmes, ayant déjà acquis une grande expérience en ce genre ; nous remplîmes nos botas de cuir de Valence de vin rouge de Baza, le meilleur des environs de Grenade ; un jambon cuit au sucre — jamon en dulce — occupa, comme pièce de résistance, le fond de nos alforjas ; un salchichon de Vich, quelques poulets froids et une copieuse provision de chocolat à la cannelle, de pains et de fruits, devaient nous mettre pour plusieurs jours à l’abri de la faim et de la soif.

Par une belle et chaude matinée du mois d’août, Ramirez, le fusil à l’arçon de la selle, vint nous réveiller à notre casa de Pupilos ; nous étions prêts au point du jour, et, au bout d’un instant, nos alforjas et nos mantes étant chargées sur nos ânes, la caravane se mit joyeusement en marche.

Bientôt nous franchissions la puerta de los Molinos, et nous étions dans la Vega. Nous traversâmes d’abord la fertile et charmante vallée de Güejar, en suivant le cours du Genil qui, de temps en temps, forme des cascades et se précipite en bouillonnant entre ses deux rives toujours vertes. Grenade et ses collines nous apparaissaient comme à travers une gaze, disparaissant presque dans le brouillard du matin ; nous traversâmes ensuite la vallée de Monachil, et nous nous arrêtâmes quelques instants à l’ancien couvent de San Geronimo, presque ruiné aujourd’hui, et qui sert aux pastores pour abriter leurs troupeaux. Nous commencions à monter : les barrancos, larges crevasses qui nous semblaient d’en bas de petites taches aux flancs de la montagne, se dessinaient plus nettement devant nous ; la végétation commençait à changer ; aux pâles oliviers succédaient les châtaigniers au vert feuillage, et déjà nous pouvions cueillir quelques fleurs alpestres.

Les neveros nous firent remarquer le barranco de Guarnon, vaste gorge située entre la vallée où nous nous trouvions et celle de Dilar : le barranco de Guarnon renferme, d’après une croyance populaire fort ancienne, un immense trésor qui aurait été enfoui par les Mores peu de temps avant la reddition de Grenade ; cette tradition avait pris tant de poids au siècle dernier, qu’en 1799 le gouvernement nomma une commission composée d’un auditeur de la chancilleria de Grenade, d’un notaire et d’un ingénieur, qui se rendirent sur le terrain avec une escouade d’ouvriers et firent faire des fouilles dans le barranco ; malheureusement, soit que le trésor fût imaginaire, soit qu’il eût déjà été enlevé, toutes les recherches restèrent sans résultat.

Bien que l’air fût déjà assez vif, nos montures se ressentaient de l’ardeur du soleil d’août ; après avoir gravi pendant un temps assez long le camino de los Neveros, nous arrivâmes au sommet de la rambla del Dornajo, lieu que nos guides avaient désigné pour la grande halte du jour. L’air de la montagne nous avait donné un appétit formidable : assis près d’une fontaine à l’eau limpide et glaciale, la fuente de los Neveros, nous fîmes honneur à nos provisions, et une de nos botas valenciennes fut presque dégonflée ; l’âne qui portait le repuesto dut se sentir considérablement allégé.

Après une sieste délicieuse, nous nous remîmes en marche pleins d’une ardeur nouvelle, afin d’arriver de jour au Panderon, où nous devions passer la nuit ; la montée devenait de plus en plus rude, mais la splendeur du spectacle nous empêchait de sentir la fatigue ; de temps en temps nous apercevions au-dessus de nos têtes des aigles et des vautours qui planaient comme immobiles, et dont le plumage fauve se détachait sur des masses de neige ou sur d’énormes rochers d’un gris violacé. À mesure que nous montions, le soleil s’inclinait vers l’horizon, en colorant des tons les plus chauds l’immense paysage étendu sous nos pieds, et baignait d’une vapeur dorée les montagnes qui nous entouraient de tous côtés ; arrivés enfin sur la plate-forme du Panderon, nous pûmes contempler quelques instants encore ce sublime spectacle, et voir le soleil disparaître tout à fait derrière les serranias de Ronda.

Le soleil couché, nous allumâmes un feu de branches mortes qui nous fut d’un grand secours, car nous commencions déjà à être engourdis par le froid. Assis autour du foyer improvisé, nous fîmes une nouvelle brèche à nos provisions, et nous ne tardâmes pas à nous retirer dans notre appartement, qui consistait en une misérable cabane élevée par les pastores et les neveros, et qui leur sert d’abri quand ils sont forcés de passer la nuit dans ces solitudes. Bien nous prit de nous être munis de nos mantes de Valence, car nous aurions pu nous croire au mois de janvier, et notre cabane était si mal close, qu’en nous endormant nous pûmes voir à travers le toit les innombrables étoiles qui scintillaient au ciel.

Le lendemain, nous étions en marche avant les premières lueurs du jour, désireux d’arriver au Picacho de Veleta pour jouir du lever du soleil. Nous ne tardâmes pas à apercevoir les premières neiges disséminées en longues plaques dans les anfractuosités des rochers ; bientôt elles devinrent plus abondantes : nous étions dans la région des ventisqueros ; c’est ainsi qu’on appelle, d’un nom qui signifie bourrasque (ventisca), les énormes amas de neige que l’ardeur du soleil ne parvient jamais à fondre, et qui servent à l’approvisionnement de Grenade et des principales villes de la province. Il existe encore d’autres ventisqueros non moins importants que le Panderon, tels que celui du Corral de Veleta, du Cerro del Caballo et des Rocas de Bacarès ; ils appartiennent à la ville de Grenade ; l’Ayuntamiento les afferme aux neveros et en tire, nous assurèrent ceux-ci, un revenu important.

Quand nous arrivâmes au plus haut plateau accessible du Picacho de Veleta, il était jour depuis longtemps,