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d’un épais tapis les dalles des escaliers et des avenues ; ces braves gens font dans toutes ces vieilles pierres une abondante récolte d’excellents champignons qu’ils vont vendre en ville. C’est, avec le logement et le chauffage, le plus clair de leurs appointements.

« L’enceinte du temple de l’Agriculture contient en outre de vastes dépendances : on y voit la plaine, où chaque année l’empereur et les princes de sa famille viennent, à l’époque des premiers labours du printemps, préparer de leurs mains augustes une étendue de terrain déterminée par les rites religieux[1] ; enfin une des avenues conduit à des bâtiments abandonnés, entourant une vaste cour au milieu de laquelle se trouve une tourelle de dix mètres d’élévation. Jadis les empereurs, montant sur la terrasse de cet édifice, y sacrifiaient des brebis au maître du ciel, et les précipitaient la gorge ouverte sur le parvis de la cour ou les devins consultaient leurs entrailles fumantes. Il y a bien longtemps, dit-on, que ces hécatombes sanglantes ont été abandonnées, cependant on y voit encore les carcasses et les cendres des victimes.

« Le jour touchait à sa fin, et de nombreuses bandes de corbeaux, dont les aïeux se nourrissaient sans doute des restes du sacrifice, et qui ont gardé l’habitude de nicher dans cette nécropole, arrivaient en croassant se percher sur les corniches : la lune, qui se levait à l’horizon, blanchissait d’une lueur fantastique les portiques de marbre blanc, auxquels les rangs pressés de ces oiseaux de mort faisaient une couronne funèbre plus noire que la nuit !

« Il était temps de rentrer ! Je savais, par expérience, qu’il n’est pas commode de circuler dans Pékin après le coucher du soleil, et je pressai l’allure de mon cheval, devant lequel courait mon domestique chinois une lanterne à la main.

« À sept heures du soir, on ferme les portes de la ville, le gong sonne le couvre-feu, et la garde va occuper les postes désignés pour la nuit.

« L’avenue du centre présentait un spectacle tout différent de celui auquel j’avais assisté quelques heures auparavant : on n’y rencontrait plus que quelques passants attardés et silencieux, pressant le pas pour regagner leur logis, et des chiens errants cherchant une maigre nourriture dans les tas d’immondices.

« La police interdit les assemblées nocturnes, qui ne sont pas du reste dans les mœurs de la population ; deux heures après la tombée de la nuit, tous les habitants sont couchés, et on ne connaît ni les bals, ni les concerts, ni les soupers. Les tribunaux, le commerce, les opérations financières, les affaires sérieuses s’expédient dès le point du jour. À midi tout est terminé. Le reste de la journée jusqu’à la nuit est consacré au plaisir. Aux heures où l’on remarque le plus de mouvement dans les grandes villes d’Europe, celles de Chine jouissent du calme le plus profond ; chacun est rentré dans sa famille, les boutiques sont fermées, les lecteurs publics ont terminé leurs séances, les théâtres ont fini leurs représentations.

« Toutes les ruelles qui viennent déboucher dans l’avenue du centre étaient déjà fermées par des portes à claire-voie, que gardait le ti-pao chargé de la police du quartier. Quand on veut rentrer ou sortir, il faut parlementer avec lui et lui expliquer pourquoi on se trouve dehors à cette heure indue : quelques sapèques de gratification sont en général la meilleure explication.

« Il y a un de ces gardes de police attaché à la surveillance nocturne de chacune des rues de la ville et il est responsable de ce qui s’y passe ; aussi n’entend-on presque jamais parler à Pékin de vols avec effraction et encore moins d’attaques à main armée : il y existe pourtant un grand nombre de coupeurs de bourse et de filous d’une adresse étonnante.

« À chaque pas je rencontrais des gardiens de nuit : ils se promènent en frappant sur un cylindre de bois qui produit un son analogue à celui d’une crécelle ; dès qu’ils entendent du bruit, ou qu’ils voient quelque chose de suspect, ils ont bien soin de frapper à coups redoublés sur leur instrument, ce qui veut dire aux voleurs et aux malintentionnés : Je suis là ! Sauvez-vous ! Vous reviendrez un peu plus tard. D’ailleurs, pour qu’on les voie de plus loin, ils portent une lanterne allumée à la ceinture.

« Pékin n’est pas éclairé, il est vrai, mais les Chinois ont une passion inexplicable pour les lanternes ; on ne saurait s’en passer même par le plus beau clair de lune. Les porteurs de chaise, les mendiants, les gardiens de police en sont munis ; les enfants même en ont qui sont proportionnées à leur taille.

« J’ai rencontré, en rentrant dans la ville mongole, une patrouille de nuit chargée de faire la ronde. L’officier commandant qui la précédait à cheval faisait porter devant lui une énorme lanterne où étaient inscrits son nom et ses titres ; chaque homme de la patrouille en avait une plus petite ayant forme de poissons, d’oiseaux, de chevaux. Toutes ces lumières, s’agitant dans l’obscurité, et éclairant seulement les jambes des soldats de police, dont le haut du corps et la tête restaient dans l’ombre, produisaient l’effet le plus singulier.

« Malheureusement ce spectacle pittoresque fut interrompu par un vacarme épouvantable, qui me fit prendre le galop aussitôt : les gardiens de chaque rue transversale, afin de reconnaître la patrouille et de prouver qu’ils veillaient, signalaient son passage en frappant à tour de bras sur leurs cylindres, et en réponse les soldats de la patrouille agitaient tous ensemble une cliquette attachée à leurs bras.

« Ces bruits sont extrêmement incommodes, tant que l’oreille n’y est pas habituée, et je leur ai dû bien des nuits d’insomnie dans les premiers temps de mon séjour à Tien-tsin.

« En rentrant à la légation et dès qu’ils ont vu de la lumière dans ma chambre, j’ai aperçu nos deux braves

  1. J’aurai occasion dans un autre chapitre de donner plus de détails sur cette cérémonie célèbre.