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que très-imparfaitement ce que je crois avoir reproduit fidèlement dans mes aquarelles ; et la gravure, si habile qu’elle soit, ne refroidira-t-elle pas encore les dessins ?

Un voyageur du dernier siècle a compté dans Tunis trois cent cinquante mosquées. Je ne sais si ce nombre a diminué ou augmenté, mais de tous côtés les regards sont attirés vers ces élégants édifices, dont les formes sont plus variées que je ne l’avais supposé. Quelques-unes sont réellement très-remarquables. Par malheur, il est absolument interdit à tous les Européens, même au consul général, d’entrer dans aucune d’elles.

La mosquée de l’Olivier (Djama-ez-Zitoun), difficile à voir, sépulture de la famille des souverains, surpasse toutes les autres en grandeur et en beauté. Une large coupole entourée de plusieurs autres plus petites signale de loin à l’attention la mosquée Sidi-Mahrès, située dans le faubourg Bab-el-Souïka. Il faudrait citer aussi la mosquée Neuve (Djama-Djedid), la mosquée « du Maître du Cachet » (Djama-Sahab-el-Taba), construite par un célèbre garde des sceaux ; et vingt autres. Des coupoles vertes qui, dans notre climat, blesseraient l’œil, à Tunis contrastent agréablement avec le blanc et le bleu. Aux arcades, aux cintres des portes ou aux surfaces des minarets, des marqueteries qui passeraient en Europe pour bizarres, amusent et récréent la vue.

J’aimais à me promener dans les marchés couverts ou bazars. Que de sujets de tableaux y trouverait un peintre de genre ? Dans celui où l’on vend les essences, les aromes, on est presque enivré du parfum des roses ; on l’appelle, je crois, le marché des odeurs suaves, des bonnes choses (Soug-Taybiqu), ou marché de la mosquée de la Dame (Soug-Gemaah-el-Khatou), ou encore plus simplement le marché des essences (Souk-el-Ataviné). Le marché Turc (Souk-el-Tourk) est un des plus achalandés, ainsi que le Souk-el-Bey. Ces bazars ne sont pas des monuments, loin de là ; ce ne sont guère que des passages couverts qui se suivent, et en quelques endroits seulement ils sont décorés de colonnes et de portiques. À certains jours, on y fait des ventes à la criée. Les marchands, qui d’ordinaire sont paresseusement assis, prennent alors la peine de se mêler à la foule en agitant leurs marchandises et en criant les prix : c’est un tumulte et un désordre indescriptibles.

Certaines vilaines petites rues resplendissent d’objets précieux, de selles en velours ou en maroquin brodées d’or et d’argent, de coffres de nacre, de tissus d’une richesse merveilleuse, de belles armes. On ne tarde pas à s’apercevoir que chaque profession se concentre dans un même quartier. L’un des plus divertissants est celui des tailleurs, tout diapré d’étoffes roses, vertes, jaunes. Le produit qui abonde le plus est le fez, tarbouch ou chechia, que nous nous sommes peu à peu habitués à voir dans nos villes européennes sur la tête de vrais ou de faux Turcs ou Arabes. On me dit que les Tunisiens excellent dans la fabrication de cette petite calotte rouge et qu’ils en exportent des millions dans tous les pays dont Mahomet est le prophète.

On estime aussi beaucoup leurs babouches brodées de soie et leurs burnous à franges.


Rencontre de deux Maures.

Tout en dessinant, je regarde autour de moi et j’écoute. Quand il se passe quelque chose que je ne comprends pas, j’interroge mon aimable compagnon.

« Quels sont ces deux hommes qui s’abordent si poliment ?

— Deux Maures.

— Comment reconnaissez-vous cela ?

— À beaucoup de signes : mais il m’aurait suffi de leur manière de se saluer.

— Ils se sont inclinés l’un devant l’autre en posant leur main sur leur cœur.

— Oui ; et l’un a dit : Que votre jour soit béni ! l’autre a répondu : Que le vôtre soit comme du lait !

— Voilà qui est très-poli. Et que se disent-ils maintenant ?

— N’ayons pas l’air de les voir, et je vous traduirai leurs paroles. Voici textuellement leur conversation :

LE PREMIER. Comment est votre santé morale ?

LE SECOND. Votre bien est-il augmenté ?

LE PREMIER. Je souhaite que Dieu vous chérisse !

LE SECOND. Et moi, qu’il vous donne la paix !

LE PREMIER. Qu’elle m’est douce, votre présence !

LE SECOND. Puissiez-vous avoir toujours aisance et famille !

LE PREMIER. Dieu étende son ombre sur vous et vous sauve ! »

J’interrompis mon interprète.

« Ce sont, observai-je, des propos fort agréables ; mais est-ce là tout ce qu’ils vont se dire ?

— Très-probablement. Ils vont continuer à se féliciter et à se faire cent souhaits de la même sorte avant de se séparer. Mais cela n’est pas particulier à Tunis : on en agit à peu près de même dans tout l’Orient.

— Je me rappelle en effet qu’un de mes amis qui a séjourné en Perse, nous divertissait beaucoup en imitant les conversations de deux Persans qui se rendent visite. Ils commencent par se demander « si leur nez est bien gras ? » ce qui, paraît-il, répond à notre question « comment vous portez-vous ? » puis ils s’accablent des compliments les plus emphatiques pendant une heure entière… Ah ! voilà les deux Maures qui ont l’air de vouloir tirer chacun de son côté ; comment se disent ils adieu ?

— Je vous souhaite la santé.

— La paix soit avec vous !

— Que votre sort soit heureux ! » etc.

Après tout, ces paroles-là sont très-bonnes à entendre. Nous autres Européens nous avons abrégé toutes les cérémonies et quand nous nous disons du ton le plus bref du monde adieu, nous ne pensons même pas que cela voulait dire primitivement : « je vous recommande à Dieu. »

En ce moment un passant qui m’avait légèrement heurté m’adressa la parole.