la langue arabe et peut-être à la médiocre sympathie qu’il pouvait éprouver pour un blanc, ce qui, en Nubie, veut dire un Turc, c’est-à-dire un tyran, un malappris, un voleur.
Quand Burckhardt vint au Taka, il y a un demi-siècle, il s’arrêta à Fillik, qu’il appelle le marché des Hadendoa ; les détails où il entre ne permettent aucun doute sur l’identité. Fillik en effet était alors la vraie capitale de l’oasis, grâce à la prépondérance des Hadendoa : l’illustre voyageur le prit pour point de départ de ses itinéraires, qui sont généralement exacts, bien qu’ils aient été mal interprétés par des géographes qui ne connaissaient pas la Nubie. Il indique bien la position d’Ayaye, qu’on n’a pas retrouvé depuis, et pour cause : c’est que les Turcs l’ont détruit, comme nous le dirons en son lieu. Il connaît vaguement le nom et l’importance commerciale de Guedaref qu’il nomme Gabarib. Il nous apprend enfin qu’il fut vivement tenté de se rendre à Massaoua en passant par la route caravanière, peuplée, comme il le dit fort bien, de populations Semi-abyssiniques, très-intéressantes à étudier. Ce qui le rebuta, était l’état de barbarie de ces peuplades, où il se croyait sûr d’être dévalisé et peut-être assassiné : déjà même, dans le Taka, il n’était pas trop en sûreté.
Il est bien certain que la sécurité des voyageurs est bien autre aujourd’hui, sous le régime égyptien, qu’elle ne l’était sous le très-faible gouvernement de Sennar, alors que les tribus indigènes vivaient comme elles l’entendaient, se coupant la gorge pour le moindre motif et rançonnant les caravanes ou les pillant à l’aise. Il y avait cependant un usage qui a duré jusqu’à ce jour et qui eût probablement sauvé Burckhardt de tout danger sérieux : c’est l’adhari, usage qui règne aussi parmi les Somaulis de Berbera. Un adhari est un garant que l’étranger se choisit dans la tribu sur le territoire de laquelle il doit passer ou séjourner. L’adhari doit fournir à l’étranger le logis, l’eau, le bois pour la cuisine : il doit le défendre comme son propre frère s’il est molesté dans ses biens ou sa personne : moyennant quoi il a un droit fixe sur les affaires que le voyageur peut traiter dans le pays, s’il est marchand, comme cela arrive presque toujours. S’il est chasseur d’éléphants, par exemple, l’adhari a droit de tant pour cent sur le produit de la chasse, moyennant quoi il doit veiller à ce que ses compatriotes ne détournent pas la dépouille d’un éléphant que le voyageur aura seulement blessé et qui sera allé mourir dans les bois. Un jeune chasseur suisse, M. Émile G. mort il y a treize mois près de Kassala, avait appris à ses dépens que c’est une fort mauvaise économie que de se passer d’adhari : faute de cette formalité, les deux tiers peut-être des éléphants qu’il a abattus dans le Barka lui ont été volés par les Beni Amer, sans qu’il eût aucun recours contre eux.
Je quittai à Fillik la route directe de Kassala, et, tirant sur la droite, je me dirigeai à travers une assez jolie forêt qui épaississait de plus en plus (preuve certaine que nous nous rapprochions du fleuve, qui est le Gache), j’arrivai à une petite ville fort bien bâtie, Miktinab ou Mitkènab, capitale officielle des Hadendoa aux yeux des Égyptiens, qui y entretiennent un officier et une garnison permanente. Le voisinage de ce monde officiel n’est pas des plus agréable au fier prince de la haute Nubie, chekh Mohammed, aussi réside-t-il plus volontiers à Fillik, comme je l’ai déjà dit. J’arrivai vers le coucher du soleil ; comme c’était le ramadan, les officiers civils et militaires allaient se mettre à table et sans s’enquérir nullement de ma qualité m’invitèrent fort gracieusement à partager leur souper. Nous causâmes des événements du jour, dont le plus saillant était l’arrivée à Kassala d’un certain comte du B… qui tentait alors sous les auspices du gouvernement égyptien, une entreprise dont je n’ai jamais connu le vrai caractère. Il était suivi d’une soixantaine d’hommes militairement organisés, recrutés en France et en Égypte, et mes effendis disaient ouvertement qu’il avait une mission secrète du gouvernement français pour délivrer ou venger le consul de France en ce moment prisonnier de Théodore II, négus d’Abyssinie : d’autres allaient jusqu’à dire que le consul était mort dans les fers. « Je n’en crois rien, objectai-je modestement, vu que ce consul n’est autre que moi ! » je laisse à peindre les stupéfactions des effendis : Saladin lui-même ressuscité ne leur eût pas, je crois, paru plus imposant. Ils n’en continuèrent pas moins à faire des conjectures fort hasardées à l’endroit de la future campagne de M. du B. et des Égyptiens placés par le vice-roi sous ses ordres. « Inch’allah (plaise à Dieu) dit l’un d’eux, que ce sultan des Abyssins reçoive une bonne leçon, et qu’il y ait bientôt une mudirie (préfecture égyptienne) à Gondar ! — Inch’allah ! » répétèrent patriotiquement les autres. Et sur ce, l’on s’alla coucher.
Le lendemain nous eûmes douze heures de marche monotone dans une plaine alluviale et en partie cultivée de Miktinab au torrent d’Herboub, graveleuse et aride depuis le torrent jusqu’à un lit de rivière desséché, nommé Debelaouè, où coulait le Gach il y a environ cent cinquante ans. J’ai cru comprendre que ce sont les indigènes qui ont, par un barrage, forcé le fleuve à prendre sa direction actuelle. L’ancien thalweg est aujourd’hui rempli de hautes herbes et de tamarix ; l’île, formée par l’un et par l’autre lit, est oblongue et boisée. Deux heures après avoir passé pour la seconde fois le Debelaouè, j’entrais dans les faubourgs poudreux de Kassala, et, franchissant la porte de la mosquée, j’allais demander l’hospitalité à mon vieil ami le Mallem.
Mon hôte me parut un peu plus vieilli, amaigri, mais toujours gracieux, aimable et hospitalier. Un nouveau deuil, et plus irréparable, s’était ajouté pour lui à la mort de sa fille, Mme Rose Kotzika ; il venait de perdre l’unique enfant de cette fille tant regrettée, une charmante fillette de six ans, qui avait déjà les grands yeux noirs rêveurs et toute la beauté triste de sa mère. Sa maison était, comme d’habitude, la maison de tous les voyageurs, principalement européens, et je dois dire à la charge de mes compatriotes d’Occident qu’ils usaient de cette hospitalité comme si elle leur était due. Je n’en