renoncé au pouvoir, en déclarant « qu’ils ne tenaient pas au privilége de fournir des victimes au couteau tous les cinq ou six ans, que d’ailleurs cette profession de faiseur de pluie est impie, car la pluie dépend de Dieu seul. »
Ce qui montre chez les Barea un peuple qui s’est élevé plus haut que les autres nègres, c’est qu’ils ont une idée nette de la Divinité et qu’ils n’ont pas la plaie infâme de l’esclavage. Quand on leur en demande la raison, ils répondent gravement : « Nous sommes tous esclaves de Dieu. » Les prisonniers qu’ils font à la guerre ne sont pas vendus : ils les emploient à labourer la terre, et quand ils sont beaux, forts etn braves, ils leur donnent leurs filles en mariage. Ainsi s’explique le mélange qu’on observe chez ce peuple à son avantage physiologique.
J’ai des raisons, trop longues à développer ici, de penser que les Barea étaient chrétiens il y a quelques siècles. C’est une question dont je me réserve d’avoir le cœur net plus tard. Je reviens à mon itinéraire.
VIII
Nous avions négligé de prendre de l’eau à Dunkuas, parce que nous nous croyions certains d’en trouver à dix kilomètres de là, à Balaghinda. On nomme ainsi deux fort jolis lacs voisins de la rive droite du Barka, et qui ont de l’eau une partie de l’année seulement : le reste du temps, ils présentent un fond d’humus brun alluvionnel, qui m’a paru riche, et que tapisse une petite plante rampante dont j’ignore le nom. Nous arrivâmes au premier des lacs, que domine une belle colline où je montai pour reconnaître la contrée. Déception ! pas une goutte d’eau, et il était midi : nous étions assez las, et nous avions encore trois heures à faire pour atteindre les puits de Deghi ! Un faible espoir nous restait : c’était de trouver de l’eau au second lac, séparé du premier par quelques ondulations, ombragées de doums magnifiques. Un homme y fut envoyé pour acquit de conscience, et revint au bout d’un quart d’heure, porteur d’une bonne nouvelle aussi peu attendue.
Nous courûmes au lac, que nous trouvâmes encore vaseux et mou, largement tacheté de traces d’éléphants qui convergeaient à deux mares d’un aspect peu tentant pour des gosiers humains. Léger détail, car celui qui veut voyager en Afrique ne doit point tenir compte de la teinte brune, verte ou noire de l’eau qu’il boit. Une prodigieuse quantité de petits coquillages fluviatiles avaient vécu dans cette eau et achevaient de se corrompre dans les endroits qui s’étaient déjà desséchés. Nous campâmes dans un fourré, entre les deux mares, les armes prêtes, ce qui n’était pas superflu, car le lendemain matin, au moment où nous levions le camp et où nous chargions les chameaux, les rugissements d’un lion se firent entendre à quinze pas de nous, au milieu d’un fourré de doums et de broussailles. C’était vers le lever du soleil, heure habituelle, apparemment, où le roi du désert venait boire aux mares ; notre présence le gênait considérablement, car il n’osait pas nous passer sur le corps (ce qui lui eût été bien facile) pour venir à son aiguade, et ses rugissements répétés, qui faisaient trembler jusqu’au fond de leurs fibres nos chameaux et nos mules, exprimaient son impatience et nous disaient bien clairement : « Voulez-vous bien vous en aller ! » Nos hommes firent bonne contenance et se permirent même quelques innocentes bravades, mais j’avoue franchement qu’ils accélérèrent le chargement.
Rien de là jusqu’à Takrourit, nom qui semble rappeler les Takrouris aux pèlerins musulmans de l’Afrique équatoriale qui traversent chaque année la Nubie. J’interrogeai et j’appris qu’en effet les Takrouris avaient jadis coutume de prendre cette route pour aller s’embarquer à Massaoua : mais plusieurs années avant mon voyage, une de leurs troupes avait eu une collision avec les indigènes du Sennahéit et avait été massacrée tout entière à l’exception d’un seul individu, ce qui avait détourné leurs frères de cette route désormais néfaste.
Après Takrourit, on passe successivement Sulib et Tchaghié. Au moment où nous quittions ce dernier campement, quelques chameliers des Beit Bidel nous apportèrent la nouvelle que M. du B… dont j’ai parlé plus haut, s’était décidé à s’installer à Koufit avec ses soixante-dix hommes. Pour ne pas avoir à revenir sur cette expédition dont il a été beaucoup parlé, je résume ici ce que j’en appris alors et ce qui me fut conté plus tard sur ses destinées définitives.
M. du B… que j’avais beaucoup vu à Kassala, y était arrivé pourvu d’une autorisation générale du gouvernement égyptien de faire des réquisitions illimitées en hommes, en vivres, en argent, en moyens de transport pour un matériel de guerre fort considérable. Ses projets ultérieurs, qui m’ont été révélés par diverses indiscrétions, et sur lesquels on me permettra de me taire ici, n’étaient point basés sur une connaissance suffisante du pays. Après beaucoup d’hésitations et deux mois de séjour inutile au Taka, il partit le 2 avril et marcha sur Koufit (terrain vague alors au pouvoir des Barea) suivi d’environ quarante Européens, la plupart français, et de trente engagés africains : il avait de plus deux cents réguliers égyptiens d’escorte. À Bicha, les Barea qui occupent la moitié du village prirent ombrage d’une aussi forte troupe, et refusèrent le passage. M. du B… campa avec son monde auprès des puits, dans la plaine, sous une chaleur accablante : il parlementa quelque temps, puis impatienté de cet accueil inattendu (car il était encore sur territoire égyptien) il fit battre la charge. La petite troupe, électrisée par ]’exemple de la jolie Mme du B… qui marchait aux premiers rangs, monta en bon ordre, la baïonnette en avant, et les Barea, bien que renforcés de plusieurs centaines de leurs compatriotes montagnards, furent domptés et capitulèrent au moment où l’affaire allait s’engager. Ils fournirent docilement les réquisitions demandées.
Arrivé le sur lendemain à Koufit, M. du B… se mit en rapport avec les Barea, qui se montrèrent très-do-