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RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAI À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,

RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON,
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862 — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




OURGA.


L’aoul de Djirgalantou. — Chasse aux loups. — Réception du consul de Russie. — Panorama d’Ourga. — Fête russe. — Visite à la Montagne-Sacrée. — Pêche à la seine et au couteau. — Forêt consacrée. — Inscriptions en caractères gigantesques. — Les trois villes d’Ourga. — Les Chinois en Mongolie. — Palais du Guison-tamba.

La station de Djirgalantou, où l’on changea de chevaux, est située dans une magnifique prairie encadrée de montagnes. Des Khalkhas avaient établi leur campement en cet endroit : çà et là s’élevaient de misérables tentes près desquelles les femmes et les enfants trayaient les vaches, les brebis et les chèvres dans des seaux de cuir que des jeunes gens transportaient au bout de longues perches appuyées sur leurs épaules ; des cavaliers, drapés dans leurs manteaux en peaux de mouton, projetaient leur silhouette immobile au milieu des immenses troupeaux de bœufs, de moutons et de chevaux ; il y avait surtout une quantité incroyable de poulains attachés sur deux lignes à des pieux enfoncés en terre ; de temps en temps les juments, cessant de brouter l’herbe du pâturage, apportaient leurs pis gonflés de lait à leur progéniture affamée ; quelques chameaux effeuillaient les branches des saules et des trembles nains qui s’élevaient seuls au milieu de la prairie, humbles messagers de la fertilité renaissante ; de grands chiens, au museau pointu, aux oreilles droites, les pattes longues et nerveuses, semblables à des lévriers, mais portant une crinière noire et des manchettes de longs poils aux articulations, poursuivaient de leurs aboiements les animaux récalcitrants ; leur pelage fauve et leur apparence de férocité les faisaient ressembler à des loups. L’aoul[2] auquel appartenaient ces grands troupeaux, évalués par Gomboë à dix mille têtes de bétail, comptait environ cent cinquante individus de tout âge et de tout sexe. Ils passent pour les descendants de Gengis-Khan, qui, au douzième siècle, entraîna ces hordes barbares à la conquête du monde, où elles se répandirent comme un torrent dévastateur depuis les mers qui baignent les côtes de la Chine, jusqu’au Danube et au centre même de l’Allemagne. C’est à Djirgalantou que commence le pays des Khalkhas, la plus nombreuse et la plus puissante des nations mongoles qui, devenue plus pacifique, semble avoir oublié ses idées de conquête, et subit l’influence morale des Chinois et des Russes ses voisins, sans s’apercevoir qu’elle est presque tributaire des premiers et qu’elle ne tardera pas à être dominée par les seconds. Les Khalkhas vivent en nomades, plaçant leurs tentes près des sources, émigrant quand le soleil a desséché les herbes qu’ils ont soin de brûler à l’automne, et changeant de place suivant les saisons, afin de pourvoir à la nourriture de leurs troupeaux. Telle est maintenant la seule occupation des descendants dégénérés des terribles conquérants du treizième siècle !

Le 6 juin, à cinq heures du soir, les voyageurs s’arrêtèrent à Dolon, où ils devaient passer la nuit. Ils n’étaient plus qu’à soixante-dix verstes d’Ourga, la capitale des Khalkhas, la grande ville des steppes, ce dont il leur était facile de s’apercevoir par l’augmentation de la population. Cependant la station de Dolon est située à mi-côte d’un profond ravin, dans un pays fort sauvage, au milieu d’un taillis de pins rabougris. Toute la nuit fut troublée par les hurlements des loups fort nombreux dans cette contrée où les attirent les moutons des pasteurs. Les loups sont les mortels ennemis des Khalkhas, qui leur font une guerre acharnée. Peu communs dans le désert de Gobi, ou la proie leur manquerait et où d’ailleurs ils ne peuvent échapper aux hardis cavaliers qui les poursuivent sans relâche dans la steppe aride jusqu’à ce qu’ils les aient forcés, ils se sont réfugiés dans ces gorges montagneuses et boisées d’où ils sortent chaque soir de leurs repaires pour accomplir leurs dévastations nocturnes. Les Khalkhas en tuent quelques-uns à l’affût et en prennent surtout un grand nombre au piége ; ceux-ci expérimentent cruellement le vae victis ! l’animal captif est écorché tout vif et abandonné aux chiens qui achèvent, en le déchirant, sa misérable existence. Ces bandes de loups ne laissent pas que d’être dangereuses pour les voyageurs isolés, et il est prudent d’allumer la nuit de grands feux pour les écarter.

Sur pied de bonne heure, la caravane quitta Dolon vers six heures du matin ; à onze heures elle atteignit la station de Sousouloutou, la dernière avant Ourga. Le vice-consul de Russie dans cette ville, M. Schechmaroff, accompagné d’un officier et de vingt Cosaques rangés en ordre de bataille, y attendait les voyageurs avec des voitures attelées à la russe, troïkas et

  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; 1. X, p. 33, 49, 65, 81, 97, 289, 305 et 321.
  2. On appelle aoul un village de tentes.