n’ayant jamais navigué, ne s’était jamais trouvé à pareille fête, et prenait le mal de mer pour les approches de la mort, nous aurions admiré cet étrange bouleversement de la nature. Le vent s’étant un peu calmé sur le matin, nous en avons profité pour retourner à terre : personne de nous n’était tenté de rester à bord de ce bateau inhospitalier.
« Passolsk est un hameau qui ne présenterait aucune ressource, s’il n’y avait dans les environs un monastère considérable anciennement fondé (il a près de cent ans de date, ce qui est vénérable pour la Sibérie), et qui est un lieu de pèlerinage célèbre dans toute la contrée ; les bons pères voulurent bien nous céder quelques provisions fraîches dont nous avions grand besoin.
« Dans la journée, Mme de Balusek et M. d’Ozeroff nous rejoignirent fortement impressionnés de ce qu’ils étaient allés voir ; le village de Stepna, détruit par le récent tremblement de terre et situé sur les bords du lac, à vingt verstes au nord de Passolsk, avait été englouti tout entier ; un abîme béant s’étant entr’ouvert, les toits des maisons dépassaient seuls les eaux qui y avaient fait irruption, et pendant que cette partie du village s’enfonçait sous terre, quelques maisons et l’église, dont le clocher s’était écroulé, avaient été exhaussées de vingt mètres par les feux souterrains. Cette plaine fertile ne présentait plus qu’un chaos affreux fidèlement représenté dans un croquis fait par M. d’Ozeroff. Nous regrettâmes, mon mari et moi, de n’avoir pas été visiter les ruines de Stepna (cela eût mieux valu que la nuit et la journée que nous avions passées à bord), mais il était trop tard.
« Après dîner, le temps redevint superbe, le vent favorable, et nous nous sommes tous embarqués par un beau clair de lune.
« Le panorama qui s’étale en ce moment sous mes yeux est sans pareil au monde ! nous sommes à cinq cents mètres à peine de la côte de Livenitchnaia, où nous devons débarquer ; la brise tombée n’enfle plus nos voiles et le bateau, doucement porté par le courant, dérive peu à peu vers le nord-est. À ma gauche les hauts pics des montagnes de Chamardaban, toujours couverts de neiges, paraissant du plus beau rose aux premiers rayons du soleil levant, tandis que leurs pieds sont encore plongés dans l’ombre de la nuit ; puis la côte orientale avec toutes ses dentelures, ses rochers noirs, ses plages de sable fin et sa ceinture de collines couvertes de forêts de sapins séculaires ; devant moi le petit port de Livenitchnaia, avec ses maisons en bois peintes en lilas et en bleu, à toits carrés, à pignons en briques rouges, avec son débarcadère sur pilotis, ses chantiers de construction, un bateau à vapeur désemparé devant ses quais, et près du port une foule de petites embarcations de pêche, et des baleinières plates, pointues aux deux bouts, qui joutent de vitesse ; enfin à ma droite le lac tout entier qui semble se perdre dans la vaste baie du fleuve Angara, qu’il alimente de ses eaux !
« Ô Baikal ! tes tempêtes sont affreuses, tes mariniers prétendent que tu veux être appelé Madame la mer, mais que si on t’appelle Monsieur le lac, tu soulèves aussitôt tes vagues en fureur ! Sois-moi propice ! Je ne t’offenserai plus par un nom indigne de toi ; je te confesse ici que j’ai eu plus peur de ta colère que de celle de tous les vieux océans que j’ai parcourus. Oui, tu es une mer, car, pur comme elle, tu rejettes à la côte les cadavres qui souilleraient ton sein vierge ; car tes abîmes ne se laissent pas plus mesurer que les hautes montagnes qui t’entourent, et que les glaciers immenses qui abreuvent tes eaux ! Mais pourquoi es-tu si perfide, pourquoi souris-tu après l’orage, nous berçant sur tes flots d’émeraudes à quelques pas du rivage où tu ne veux pas nous laisser aborder !…
« La poétique invocation que j’adressais au lac Baïkal le décida sans doute à se montrer plus clément ; car enfin, vers la tombée de la nuit, au moment où, après avoir dérivé de trois lieues vers le nord-est, impuissants à jeter l’ancre qui ne peut mordre sur les rochers de granit de cette côte, nous craignions d’être rejetés bien loin par un caprice des vents, une brise favorable vint enfler nos voiles et nous fit entrer heureusement dans le port de Livenitchnaia.
« D’après les renseignements qu’on vient de me donner, le lac Baïkal, qui est le plus grand réservoir d’eau douce de la haute Asie (il a deux cent vingt lieues de long sur quinze à vingt de large), reçoit le tribut de plusieurs fleuves et rivières et n’a d’autre débouché que l’Angara. Entouré partout de hautes montagnes, produites par quelque grande révolution volcanique, il contient des sources d’eau bouillante qui jaillissent à la surface de profondeurs incommensurables ; malgré cela, il gèle tous les hivers, et on le passe alors en traîneau sur la neige et sur la glace. Le moment de la débâcle est dangereux ; les communications sont interrompues, et les courriers de la poste doivent le contourner au sud par d’affreuses montagnes impraticables, où cependant le gouvernement russe a fait commencer une route carrossable, qui ne sera finie que dans plusieurs années, et qui reliera Irkoutsk à Selenguinsk. Le Baïkal est moins poissonneux que les fleuves qui l’alimentent : on y trouve des saumons, des lamantins, des petits souffleurs d’eau douce, ainsi qu’un grand nombre de mouettes et d’autres oiseaux aquatiques, dont de véritables essaims nous accompagnèrent avec des cris perçants pendant toute notre navigation.
En descendant à Listvenitchnaia, un repas somptueux nous attendait dans la plus belle maison de la ville, chez l’agent de la Compagnie des bateaux à vapeur, repas auquel le maître et la maîtresse de la maison ne prirent pas part, suivant les usages de la politesse Sibérienne, sinon qu’ils vinrent au dessert boire à notre santé un verre de vin de champagne. Nous avions déjeuné à bord et nous n’avions ni faim ni soif, mais nous les aurions mortellement offensés en refusant.
« Dès que cet intempestif festin fut terminé, nous remontâmes avec plaisir dans nos tarentas qu’on avait débarquées et attelées pendant ce temps-là, et nous partîmes au grand galop pour Irkoutsk, par une route magnifique.