Page:Le Tour du monde - 11.djvu/37

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voitures sont rangées le long du fleuve. Toutes ces voitures ont la même forme. Posant sur quatre roues, longues, étroites, elles forment à l’arrière une espèce de tente à laquelle sont suspendus de grands paniers de légumes et de fruits, ou des cages remplies de volailles. Pendant que le mari étale et vend ses denrées, la femme (car toute la famille est du voyage), descendue au bord du fleuve, fait, sur un âtre improvisé, cuire le dîner commun dans une grande marmite en fer. Une natte posée à terre et surmontée de cerceaux que recouvre une seconde natte, abrite les enfants qui piaillent ou qui dorment, pendant que les chevaux (l’attelage est toujours double) piétinent d’un air inquiet mordillant et tirant à eux tout ce qui est brin d’herbe ou brin de paille. La vue de ces attelages primitifs reportait ma pensée aux temps où les hordes sauvages d’Attila débouchèrent pour la première fois des plaines de l’ancienne Dacie, dans les steppes de la Pannonie septentrionale. Au même instant je crus voir surgir devant moi un des compagnons mêmes du Fléau de Dieu. C’était une façon de paysan, nez camard, œil rond, pommettes larges et saillantes, moustaches traînantes, teint brun, vêtu d’un gilet en peau de mouton et d’un large pantalon de grosse toile, maintenu à la taille par une écharpe, et frangé par le bas et retombant sur de grosses bottes ferrées et éperonnées. Pour coiffure, un large chapeau à bords relevés, cachant à demi ses oreilles, le long desquelles pendaient deux longues nattes de cheveux. Je m’amusais à suivre des yeux cet individu qui allait par les rues, regardant et cherchant de l’air naïf et ahuri d’un sauvage. Tout à coup je le vis s’arrêter devant un magasin de confection pour femmes, où s’étalait un assortiment complet de robes, manteaux, pardessus, à la dernière mode… de Vienne. Il considéra longtemps ces produits variés de la civilisation moderne, allant de l’un à l’autre en hochant la tête comme un homme à la fois embarrassé et contrarié. À la fin, désespérant sans doute de trouver ce qu’il cherchait, il prit le parti de s’adresser à la marchande, et prononça d’un accent guttural et sourd une phrase de laquelle je ne saisis que ce seul mot : Crinolinoch. Il fallait voir son étonnement quand la dame eut décroché et placé devant lui une espèce de cage tissée de crins soutenus par des cercles de jonc en guise d’acier, qui se balançait à la devanture du magasin. Il tournait et retournait ce singulier engin, et semblait se demander de quel usage il pouvait être à la coquette villageoise dont il était sans doute le messager. Il fallut les assurances réitérées et les démonstrations de la marchande pour le décider à en faire l’achat. Il l’emporta enfin, à bras tendu, d’un air embarrassé et inquiet qui témoignait tout à la fois de la crainte de détériorer son fardeau et du mépris qu’il lui inspirait. Je crus même surprendre sur sa physionomie boudeuse une réflexion pénible ; comme un regret d’être l’introducteur de cet étrange produit d’une civilisation, qui devait avoir quelque chose de mieux à fournir à son village.

Vue de Waïtzen. — Dessin de Lancelot.

J’ai rencontré d’autres fois, errant par les rues de Pesth, de ces habitants des puzstas chez qui le type générique s’est conservé dans toute sa pureté. On les distingue sans peine à leur démarche hésitante, à leurs regards qu’ils portent deçà, delà ; omnia circumspectantes tanquam ignota, comme dit Tacite des Calédoniens. Demandez-leur ce qui les étonne le plus parmi ces merveilles de la capitale qu’ils contemplent pour la première fois, ils seront capables de vous répondre comme ce doge de Gênes à Louis XIV : « C’est de m’y voir. »

Le Magyar, même le simple paysan, se donne des airs de gentilhomme. Il laboure volontiers son champ, mais il répugne aux métiers de rude labeur, non par paresse, mais par orgueil. L’orgueil est le péché mignon du Magyar. Pesth emploie journellement sept à huit mille ouvriers maçons, terrassiers, débardeurs, plâtriers, badigeonneurs, etc. Dans le nombre vous trouverez à peine un Hongrois. La plupart sont des Slovaques. Les Slovaques habitent le nord-est du royaume, et parlent un dialecte bohême. Ce sont les Limousins et les Auvergnats de la Hongrie : à la fois lents et durs au travail, un peu lourds d’esprit, taciturnes, économes. Une chemise de toile blanche s’arrêtant à la ceinture, un pantalon tellement large que je