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qui partent de la Save pour rejoindre le Danube, en dessinant un arc de cercle, qui peut être considéré comme la base du triangle dont la citadelle occupe le sommet. Quatre portes flanquées de terrassements et garnies de postes armés ferment cette seconde enceinte, et donnent accès dans la ville neuve qui s’édifie et s’aligne du côté de la Save, le plus loin possible des canons de la forteresse. Ces portes, appelées Porte de la Save (Sava Capi), Porte de la Ville (Varoch Capi), Porte de Stamboul (Stambol Capi) et Porte de Widdin (Viddin Capi), consistent en énormes massifs de briques d’argile non cuites, supportant, à dix pieds du sol, une masure de bois et de terre jaune, toute disloquée. C’est le corps de garde. Ces quatre portes et le misérable fossé en terre qui les relie, fortifications aussi impuissantes pour l’attaque que pour la défense, ont donné lieu à plus de réclamations de la part des Serbes, à plus de protestations de la part de la Turquie, qu’il n’en faudrait pour alimenter les protocoles et couvrir de croix les diplomates d’un second congrès de Vienne.

C’est à cette même porte de Widdin qu’éclata, juste une année après mon départ (16 juin 1862), une rixe, à la suite de laquelle la forteresse tira durant cinq heures sur la ville à boulets et à mitraille. Un nombre considérable de personnes, des femmes, des enfants périrent victimes de ce guet-apens, qui tint durant plusieurs semaines l’Europe en émoi, par la crainte de voir se réveiller tout à coup cette terrible question d’Orient, le cauchemar des diplomates.

Ces rixes, bien que les suites n’en fussent pas toujours aussi graves, étaient presque journalières à Belgrade. Elles dérivaient d’une situation fausse, anomale, par elle-même pleine de périls, et qu’aggravait encore l’antagonisme naturel des populations. Le hatti-chérif de 1830, par lequel avait été reconnue l’indépendance de la Serbie, obligeait expressément les musulmans domiciliés dans la principauté, en dehors du rayon des forteresses, à évacuer le territoire dans le délai d’une année.

Corps de garde des confins militaires (voy. p. 74). — Dessin de Lancelot.

Plus tard ce délai avait été prorogé à cinq ans, afin de leur donner le temps nécessaire pour vendre ou affermer leurs immeubles. Les cinq ans s’étaient écoulés, puis cinq, puis dix, puis vingt, les choses n’avaient pas changé, et malgré les incessantes réclamations du gouvernement serbe, les Turcs continuaient de résider dans le vieux Belgrade, où ils prétendaient ne dépendre que de leurs propres autorités. Ils y avaient leur voïvode, leur police, leurs zabtiés, qui relevaient directement du commandant de la forteresse. Cette double juridiction avait les conséquences les plus fâcheuses. Elle était un obstacle à toute tentative d’amélioration locale. À toute proposition concernant soit le pavage, ou l’éclairage, ou l’alignement des rues, émanant de la municipalité serbe, le pacha répondait invariablement que ses administrés n’avaient que faire de toutes ces nouveautés, et que d’ailleurs ils étaient trop pauvres pour contribuer à de telles dépenses. En outre, elle devenait une source perpétuelle de démêlés et de conflits, non seulement entre les autorités, mais encore entre les habitants turcs et serbes, chacun des deux partis cherchant à se maintenir à l’exclusion de l’autre sur le terrain qu’il considérait comme lui appartenant en propre.

Sous la domination ottomane, c’est-à-dire jusqu’en 1806, Belgrade, malgré son importance au point de vue politique et militaire, n’était, comme la plupart des villes turques, qu’une grande bourgade, entièrement construite en bois. Aussi renferme-t-il peu de monuments. Les seuls qu’on puisse signaler, la cathédrale, datant du premier règne du prince Miloch, l’académie, le palais princier, se trouvent, à l’exception du dernier, dans le Faubourg. Le Faubourg est en même temps le quartier du commerce. Il y a des rues tout entières de boutiques à la turque, c’est-à-dire ouvertes sur toute la devanture, et abritées par des auvents en bois que supportent d’élégantes colonnes octogones, finement sculptées et peintes de tons rouges et verts. On pourrait se croire dans un bazar de Constantinople. Ici des pelisses garnies de fourrures, des vestes chamarrées d’or, des écharpes de soie légère, des féredgés aux nuances pâles et tendres ; là de l’orfévrerie d’argent semé de grenats, de rubis et de turquoises, des chapelets d’ambre et des bracelets. Plus loin la maroquinerie, les hautes selles et les harnachements à houppes de cuir et de soie tressés, les ceintures aux vastes replis garnis d’armes étincelantes, les pipes à longs tuyaux de cerisier ou de