un sabre et, l’écrasant d’un geste plein de vaillance, illustra mon passe-port d’un vingtième nom illisible. Deux heures après, debout sur le pont du bateau à vapeur, qui levait l’ancre, je contemplais une dernière fois le splendide panorama de Belgrade, puis portant mes regards sur Semlin qui commençait à fuir derrière nous, je répétais mentalement les jolis vers de Victor Hugo :
Allons ! la turque et la chrétienne !
Semlin ! Belgrade ! qu’avez-vous ?
On ne peut, le ciel me soutienne !
Dormir un instant que vienne
Vous éveiller d’un bruit jaloux
Belgrade ou Semlin en courroux !
Le vieux Danube a beau se mettre en colère, Semlin et Belgrade sont toujours en querelle : j’entends le Belgrade serbe ; car au contraire la ville turque et la ville autrichienne, jadis ennemies, vivent aujourd’hui dans un accord parfait. Les inimitiés politiques ont pris le dessus sur les haines religieuses. L’Autriche, à Semlin, entretient les meilleurs rapports avec la forteresse turque, et lui prête à l’occasion des artilleurs pour pointer ses canons contre la ville ; elle se montre agressive et pleine de mauvais vouloir à l’égard des Serbes de la principauté dont elle redoute l’influence sur leurs frères de l’autre rive du Danube et de la Save.
Après avoir quitté l’embarcadère de Semlin, nous mettons le cap sur la pointe du promontoire où s’élève la forteresse dont nous longeons l’enceinte septentrionale, et nous passons devant une petite construction hexagone enclavée dans la muraille qui jouit d’un renom sinistre chez les Serbes. C’est l’ancienne prison d’État connue sous le nom de Neboïcha, où, selon les chants populaires, « il y a de l’eau jusqu’aux genoux, où les serpents se croisent, et les amas d’os humains s’élèvent jusqu’aux épaules. » C’est là, qu’au temps de la domination ottomane, étaient jetés tous les hommes suspects d’indépendance et de patriotisme, ceux qui refusaient de s’humilier devant la tyrannie étrangère et la bravaient en face. De là le nom donné à la prison : Neboïcha, « ne crains pas. » Une heure après, nous sommes à Pancsova.
Depuis Semlin, la plaine basse et noyée qui borde la rive autrichienne du Danube est semée, de distance en distance, de corps de garde reliés entre eux par des sentinelles isolées qui gardent le fleuve comme une ligne de blockaus. En effet, la portion du Banat que nous longeons à gauche fait partie des confins militaires, et ces sentinelles, à l’aspect misérable, que nous apercevons le long de la rive, immobiles comme les piquets qui supportent leurs guérites, appartiennent à ce qu’on appelle les régiments-frontières (régiments Bezirke).
Disons quelques mots de cette singulière institution particulière à l’Autriche, quoiqu’elle lui ait été empruntée en partie par le tsar Alexandre lorsqu’il fonda les colonies militaires de la Russie méridionale.
Ce qu’on nomme en Autriche les confins militaires est une bande de territoire plus ou moins profonde qui s’étend depuis l’Adriatique jusqu’à la Transylvanie, sur une longueur (en ligne droite) de mille sept cent vingt kilomètres. La superficie totale est de six cent dix milles carrés géographiques ; la population s’élève, d’après le dernier recensement (1857) à un million soixante-quatre mille neuf cent vingt-deux habitants.
Les confins militaires forment un territoire particulier, distinct administrativement des autres pays de la couronne, et placé sous l’autorité immédiate du ministre de la guerre. Là, tout habitant est soldat, — soldat depuis sa naissance jusqu’à sa mort. L’administration des affaires civiles est confiée à des officiers à la fois chefs militaires, administrateurs et juges ; le territoire lui-même n’est plus divisé en provinces, districts ou paroisses, mais en régiments, bataillons et compagnies. Pancsova, par exemple, est le chef-lieu de la troisième compagnie du deuxième bataillon du douzième régiment-frontière. Le territoire entier, depuis l’extrémité méridionale du généralat de Carlstadt (Illyrie), jusqu’à la limite occidentale de la Transylvanie, est composé de treize régiments de trois bataillons ou dix-huit compagnies, plus du bataillon des Tchaïkistes de Titel, formant un effectif de huit mille six cent quarante hommes sur le pied de paix, et de cinquante cinq-mille cinq cent quatre-vingt-dix-huit sur le pied de guerre. Huit régiments sont formés des confins militaires illyriens-croates, trois régiments et le bataillon de Titel des confins slavons, les deux derniers des confins du Banat. À partir des Portes de Fer, jusqu’à la Bucovine, commencent les confins transylvains, ou confins secs, dont l’organisation diffère de celle des autres confins, en ce sens que les cinq districts régimentaires qui les composent ne forment pas un territoire distinct du reste de la province et qu’ils ressortissent pour toutes les affaires territoriales aux autorités civiles du pays.
Le grenzer (car tel est le nom qu’on donne à ces paysans soldats renouvelés des anciens colons militaires de Rome) sont chargés d’entretenir perpétuellement une ligne d’avant-postes, soit comme défense contre les incursions des Turcs, soit comme cordon sanitaire contre l’invasion de la peste. Ils entrent en campagne en temps de guerre, et peuvent être appelés à servir au dehors comme au dedans des confins. Dans ce cas, ils sont assimilés aux soldats d’infanterie de l’armée autrichienne et reçoivent la même solde qu’eux.
En temps de paix, ils ne sont point payés ; le gouvernement leur fournit les armes seulement ; ils ont de plus quelques kreutzers par jour, quand ils sont « de corvée, » c’est-à-dire de garde sur les dernières limites du territoire. Pour le reste, ils vivent et s’entretiennent du produit du petit domaine qui leur est concédé par l’État en usufruit perpétuel, et qu’ils cultivent durant les courts intervalles de liberté que leur laisse le service. En effet, ils sont de garde une semaine chaque mois dans les blockaus (tchardak) ; la semaine d’après ils doivent se rendre au chef-lieu de leur compagnie pour s’exercer aux différentes manœuvres, puis ils re-