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Page:Le Tour du monde - 11.djvu/88

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répétait la consigne qui a tout prévu et surveille tout excepté le ciel que je pouvais dessiner : je regardai ce ciel d’un air piteux et revins au soldat qui plia les épaules en souriant comme pour dire : ça n’est pas ma faute, mais c’est comme ça ! Puis, après avoir un peu réfléchi, il alla prendre sous sa guérite bocagère la pose d’une sentinelle vigilante, et me dit d’une voix enjouée qui montrait de la bonhomie et aussi une certaine satisfaction de sa figure : Ich, ia ! (Moi, oui !) Sans entendre grand’chose à la philosophie allemande, je sus dégager de son raisonnement intérieur le moi et le non moi. Je pris le meilleur côté de sa proposition, celui qui me montrait l’intention de me donner un dédommagement à des rigueurs dont il n’était pas responsable, et j’en profitai ; nous nous quittâmes peu après, lui, fumant encore. Incorruptible, mais sociable, il accepta, et dut provoquer mes dons. J’avais épuisé, dans cette négociation malheureuse, la dernière que je tentai, une bonne partie de mon allemand et ma provision de cigares tout entière.

Corps de garde après Orsova. — Dessin de Lancelot.

Résigné désormais à ne rapporter de mon excursion autre chose que des souvenirs et quelques croquis pris à la dérobée, je marchai encore un quart d’heure durant, jusqu’à l’entrée du défilé des Portes de Fer, dont un sourd murmure annonçait le voisinage. Quoique les eaux, assez hautes en ce moment, cachassent les écueils dangereux qui obstruent le lit du Danube sur une longueur de plus de trois kilomètres, le fleuve avait un aspect formidable que je ne lui avais pas vu encore. Se précipitant avec fracas entre deux talus de rochers ferrugineux, distants l’un de l’autre de deux cents mètres, on le voit tournoyer et bouillonner avec fureur au-dessus des récifs qu’il couvre d’écume. Près du bord, quelques rocs, émergeant du fleuve, indiquent la disposition de ces écueils qui courent d’une rive à l’autre par rangées régulières. On dirait d’énormes dents dont les saillies inégales vont broyer tout ce que le courant leur jette en pâture. À droite les contre-forts boisés de la rive serbe encore à demi plongés dans l’ombre et la brume de la nuit, répercutent au loin l’assourdissant fracas des flots qui, ricochant dans toutes les directions, reflètent les rayons du soleil levant, semblables à des flèches d’or.

Assis sur le parapet au pied duquel expirent les dernières agitations du fleuve, je contemple, dans un muet ravissement, cette tempête éternelle.

Les accidents de la nature, quels qu’ils soient, n’éveillent d’ordinaire en moi qu’un sentiment irréfléchi d’admiration accompagné d’un désir irrésistible d’aller en avant, pour reporter ma vue sur de nouveaux objets. Toute idée de danger personnel disparaît alors de mon esprit. Aussi jamais tempête ou précipice ne m’a-t-il causé d’épouvante et je ne comprends pas qu’une émotion semblable puisse saisir l’âme en présence d’une scène où la nature seule est en spectacle. Celui qui aime la nature s’écrie, devant les tableaux les plus saisissants qu’elle puisse offrir à ses regards : « C’est grand, c’est beau ! Peut-être que là-bas-ou là-haut — ce sera plus beau, plus grand encore. Marchons ou montons toujours. » Combien en ce moment je fus pris de l’envie de revenir sur mes pas, de refaire de nouveau — et autrement — les vingt dernières lieues que j’avais parcou-