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par lui-même est excusable de ne pas leur décerner une palme dont elles sont peut-être dignes.

J’étais en pleins apprêts de départ lorsque l’émir fit son entrée triomphale, annoncée trois jours d’avance et qui attira sur le Righistan une foule immense de curieux. La cérémonie toutefois n’eut rien de très-pompeux. En tête du cortége marchaient environ deux cents Serbaz, qui ayant passé leur accoutrement de cuir sur un costume bokhariote, méritaient plus ou moins la qualification de troupe régulière. Loin derrière eux venaient les différents corps rangés en bon ordre avec des étendards et des cymbales. L’émir Mazaffen-ed-din et son escorte de hauts fonctionnaires coiffés de turbans blancs et portant des robes de soie où toutes les couleurs de l’arc-en-ciel s’étaient donné rendez-vous, me représentaient mieux un chœur de femmes dans l’opéra de Nabuchodonosor, qu’un véritable escadron de guerriers tartares. J’en dirai autant du personnel de la cour, chambellans, etc., parmi lesquels les uns portaient des bâtons blancs et certains autres de longues hallebardes. Rien dans le cortége ne rappelait le Turkestan, si ce n’est dans les gens de la suite un bon nombre de Kiptchaks arrêtant le regard aussi bien par l’originalité de leur physionomie mongole que par leur armure bizarre composée d’arcs, de flèches et de boucliers.


Entrée de l’émir à Samarkand. — D’après Vambéry.

L’émir avait publiquement annoncé que le jour de sa rentrée serait une fête nationale. On avait donc mis en réquisition et apporté sur le Righistan de monstrueux chaudrons comme ceux dont on se sert ici pour préparer le pilow royal dont chaque chaudronnée est composée comme il suit : — Un sac de riz, trois moutons mis en morceaux, une grande casserole de suif (de quoi faire chez nous cinq livres de chandelles), un petit sac de carottes ; le tout placé sur un feu modéré de manière à bouillir ou pour mieux dire à fermenter pêle-mêle. Avec cela du thé à discrétion. De sorte que la mangeaille et la boisson allaient du même pas et ne s’arrêtaient guère.

Une arz (ou audience publique) devait avoir lieu le lendemain. Je voulus profiter de l’occasion pour me présenter à l’émir sous la conduite et le patronage de mes amis ; mais à mon grand étonnement nous fûmes arrêtés, sur le seuil même du palais par un Mehrem chargé de nous prévenir que Sa Majesté désirait me voir séparément. Ceci ne laissa pas de faire naître chez tous un pressentiment fâcheux.

Je suivis pourtant le Mehrem et après une heure d’attente, on me fit entrer dans un appartement que j’avais déjà eu occasion de visiter quelques jours plus tôt. J’y trouvai l’émir, assis sur un matelas ou ottomane de drap rouge parmi un grand nombre de manuscrits et de livres. Sans perdre un instant mon sang-froid je lui débitai une courte sura que j’accompagnai de la prière en usage pour la prospérité du souverain ; puis, après l’amen auquel il se joignit lui-même, je m’assis à côté du royal personnage sans y être autorisé par le moindre geste ou la moindre parole. Cette démarche hardie mais tout à fait compatible avec le caractère dont je me disais revêtu, ne parut pas lui déplaire autrement. Quant à moi, dès longtemps accoutumé à ne plus rougir, je soutins avec assurance le regard fixe qu’il attachait sur mon visage, probablement pour me faire perdre contenance.