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« Hadji, me dit-il, tu es venu de Roum à ce qu’on prétend, pour visiter les tombeaux de Baha-ed-din et de nos autres saints.

— Oui, Takhsir (sir)[1] ; mais c’est aussi pour me ranimer par la contemplation de ta beauté sacrée (djemali mubarek), lui répondis-je selon les formes habituelles de ces sortes d’entretiens.

— Voilà qui est singulier, reprit-il. Véritablement pour venir d’un pays si éloigné tu n’avais aucun autre motif ?

— Aucun, Takhsir, et cela n’a rien de surprenant. J’ai toujours désiré avec ardeur de voir Bokhara la noble et cette Samarkand enchantée dont on devrait fouler le sol sacré plutôt avec la tête qu’avec les pieds ainsi que l’a remarqué le sheikh Djilal. D’ailleurs je n’ai point ici-bas d’autres affaire et voici déjà longtemps que j’erre de toute part en véritable Djihangishte (pèlerin du monde.)

— Que dis-tu là ?… Boiteux comme tu l’es et djihanghiste !… Voilà, je le répète, de quoi surprendre.

— Que je sois ta victime[2], Sir, mais ton glorieux ancêtre (la paix soit avec lui), atteint de la même infirmité n’en a pas moins été djihanghir (conquérant du monde[3].) »

Cette réponse plut à l’émir qui m’adressa aussitôt une foule de questions relatives à mon voyage et à l’impression produite sur moi par l’aspect de Bokhara et de Samarkand. Mes observations que j’émaillais sans cesse de maximes persanes et de versets du Koran le prédisposaient en ma faveur, car il se pique d’être un mollah (un érudit) et possède assez bien la langue arabe. Il donna ordre qu’on me fît présent d’un serpay[4] (vêtement) et de trente tenghe (vingt-deux à vingt-trois francs) ; puis il m’enjoignit de revenir le voir à Bokhara.

Dès que le présent royal m’eut été remis, je courus en toute hâte rejoindre mes compagnons qui se montrèrent enchantés de ma bonne fortune. On m’apprit (et rien n’est plus probable) que le rapport de Rahmet-Bi formulé sur mon compte d’une manière assez ambiguë, avait éveillé les soupçons du prince. Je ne m’étais tiré d’affaire que par mon aplomb, je dirais volontiers mon effronterie et la souplesse de ma langue.

Après cette entrevue, mes amis me conseillèrent de quitter Samarkand en toute hâte, de ne m’arrêter nulle part, pas même à Karshi et de gagner aussi vite que possible l’autre bord de l’Oxus où parmi les Turkomans Ersari, renommés pour leurs qualités hospitalières, je pourrais attendre l’arrivée de la caravane à destination d’Herat.

L’heure de la séparation était donc venue. Je n’ai guère de mots pour rendre les impressions déchirantes de ce moment ; nos adieux furent également tristes de part et d’autre. Pendant six mois entiers nous avions partagé les mêmes périls, les mêmes privations, les mêmes angoisses, vivant de la même existence et plus étroitement liés par cette communauté de crainte et de fatigues que nous ne l’eussions été au sein du bonheur et des fêtes. Aussi toutes différences d’âge, de race et de position avaient-elles cessé d’exister pour nous et nous nous regardions de très-bonne foi les uns et les autres comme faisant partie d’une seule famille.

Après avoir expressément et chaleureusement recommandé leur frère, leur fils, leur ami le plus cher, quelques pèlerins avec lesquels je devais faire le voyage de la Mecque, ces bons camarades m’accompagnèrent, une fois le soleil couché, jusqu’à la porte de la ville ou nous attendait la carriole que nos nouveaux associés avaient louée pour nous transporter à Karshi. Je pleurais comme un enfant, lorsque m’arrachant à leurs étreintes, je pris place, dans ce grossier équipage (voyez page 105). Mes amis de leur côté pleuraient aussi, et je les ai vus longtemps, je les vois encore, debout au même endroit, les mains levées vers le ciel, implorant pour mon voyage lointain la bénédiction d’Allah. Je me retournai bien des fois pour regarder de leur côté. Ils disparurent enfin et je me surpris, n’ayant plus sous les yeux, les dômes de Samarkand faiblement éclairés par les premiers rayons de la lune.


XIV

Mes nouveaux compagnons. — De Samarkand à Karshi ; les puits du désert. — La coutellerie de Karshi. — Conseils d’un hôte bien avisé. Les ruines de Bactres. — Audkhuy. — Maymene. Tchitehektoo. — Traversée de la Murgab. — Herat. — Audience du Serdar. — Fin du voyage.

Mes nouveaux compagnons de route venant du Khanat de Khokand étaient natifs d’Oosh, de Mergolan, et de Namengan. Je ne m’arrêterai pas à en parler avec détail. Ils étaient bien loin de représenter à mes yeux les amis que je venais de quitter, et nous n’étions pas destinés à rester longtemps réunis. Je m’attachai de préférence à un mollah de Kungrat qui s’était joint à nous pour faire le voyage de Samarkand, et se proposait de m’accompagner jusqu’à la Mecque. C’était un jeune homme d’humeur facile et aussi pauvre que je l’étais moi-même. Il portait respect à mon érudition supérieure, et se montrait disposé à me servir.

Trois routes mènent de Samarkand à Karshi. La première, par Shehri Sebz qui décrit un vaste circuit, est la plus longue des trois ; la seconde, passant par Djam, ne compte que quinze milles ; mais il faut traverser un pays montueux et couvert de pierres, ce qui la rend difficile, sinon impraticable, pour les pesants véhicules dont on se sert ici ; la troisième est la route du désert qui n’a guère plus de dix-huit milles.

De manière ou d’autre, au départ il fallait suivre le chemin de Bokhara jusqu’à cette hauteur d’où Samarkand m’était apparue pour la première fois. Nous incli-

  1. Takhsir signifie plus exactement Monsieur ; on emploie cette expression aussi bien vis-à-vis des particuliers qu’en s’adressant à un prince.
  2. Expression équivalente à notre : Pardonnez-moi.
  3. Timour que les émirs actuels de Bokhara revendiquent indirectement pour ancêtre, était boiteux ; de là le surnom de timurlenk (tamerlan), ou Timour le boiteux.
  4. Ce mot est la forme abrégée de Ser ta pay (de la tête aux pieds). Il signifie un habit complet, savoir : le turban, le surtout, la ceinture et les bottes.