Page:Le Tour du monde - 12.djvu/114

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas d’abord, si j’aimais mieux vider mes poches que d’être fouillé, il mit la main à mes poches en s’excusant.

Les douaniers accompagnèrent le paquebot qui remonta lentement le fleuve entre deux rives plates et peu cultivées, avant d’aborder à Riga, capitale des trois gouvernements de Livonie, Esthonie et Courlande.

Le port n’est autre chose que le fleuve lui-même, un beau et large fleuve, qui coule tranquillement et à pleins bords entre deux rives peu encaissées, éloignées l’une de l’autre en certains endroits de plus d’un kilomètre. La ville, quoiqu’elle ne soit pas bâtie en amphithéâtre, est cependant visible de très-loin. Grâce à ses maisons aux toits démesurés, aux pignons en gradins, qui rappellent les vieilles cités allemandes, elle apparaît derrière les remparts, avec ses clochers, ses flèches, ses tours et les coupoles de ses édifices, mélange de gothique de plusieurs époques, de byzantin, de style russe, — si tant est que la Russie ait un style à elle, — et de pseudo-grec. Les églises russes aux dômes ornés de boules et de croix dorées, ajoutent à cet ensemble un peu confus un souvenir de l’Orient.

Le paquebot s’était arrêté en dehors des murs, devant la forteresse.

À gauche une construction massive lavée d’un lait de chaux jaune, flanquée de quelques tours, percée d’ouvertures régulières, ressemblait à une caserne. C’est le château, résidence du gouverneur général.

À droite le marché, établi devant une des portes, n’offrait aux yeux qu’un amas de baraques chancelantes. Au fond, les moulins à vent coiffés d’une espèce de carène de vaisseau renversée, agitaient leurs ailes sans trop se presser. Auprès de nous, des navires venus de tous les climats, depuis les struzzes, immenses barques de l’intérieur de l’Empire, formées de troncs grossiers, jusqu’aux légers bâtiments des Américains.

Quelques instants après notre débarquement, nous étions installés chez un de nos amis. On sonnait à la porte : des employés de la police venaient prendre nos noms et notre signalement, avant de nous octroyer un billet de séjour. Une heure après, on sonnait encore. Un douanier nous demandait. C’était l’homme que le commandant du paquebot honorait de sa confiance. Sa capote verte était des plus rapiécées, mais il portait sur la poitrine une série de médailles et de décorations, et ses moustaches grises étaient fort longues. La tête découverte, fixe, droite, dans l’attitude du salut militaire, il reçut pour sa peine un demi-rouble, environ deux francs, qui firent briller sur son visage un éclair de joie. Il voulut nous baiser la main ; j’essayai de l’en empêcher, sans y réussir.

Des fenêtres de la maison où nous étions, la vue s’étendait sur une place de moyenne grandeur, occupée au milieu par une petite baraque où sont les balances de la ville. Un grand nombre de charrettes de paysans, de rouliers juifs, y apportaient le lin et le chanvre, que des experts jurés sont chargés de peser et de marquer d’une estampille. Cette place, à laquelle on arrive par la principale porte, celle du marché, n’est rien moins que la place de l’hôtel de ville, magistrat ou maison du Conseil, Rathhaus. La Rathhaus, dont les balcons servent encore à certain jour de tribune pour lire au public les priviléges de Livonie, montrait assez fièrement à notre gauche son clocher de forme capricieuse et tourmentée et ses grandes boules, maintenues par des cordes que le veilleur de jour et le veilleur de nuit font mouvoir en cas d’alarme ou d’incendie.

Au pied de la Rathhaus, bon nombre d’hommes étaient étendus, couchés et dormant après le repas du matin. C’étaient des commissionnaires, des portefaix, des soldats vétérans.

À droite, sur la même place, s’élève l’un des plus anciens, sinon le plus ancien monument de la ville, la maison des chevaliers de la Tête-Noire, ou si vous l’aimez mieux, dans un seul mot, suivant l’appellation livonienne, la Schwarzhaupterhaus. C’est un grand édifice, dont je regrette de n’avoir pas pris un dessin, à pignon pointu et à sculpture sans art, ou d’un art barbare et étrange, à girouettes fleuries, d’un aspect d’autant plus désagréable, qu’il a été surchargé de constructions malheureuses. Inutile de dire qu’il ne sert plus aux chevaliers. Les chevaliers, qui ont fait peser lourdement leur droit de conquête, n’existent plus. D’abord Chevaliers du Christ, — Frères du Glaive, comme ils s’appelaient, — puis chevaliers de la Croix, les soldats moines s’étaient réunis ensuite à l’ordre Teutonique. Leur grande salle a été prise pour salle de réunion et de concerts. On l’a ornée de portraits équestres des souverains et des souveraines de la Russie, dont plusieurs, — je parle des peintures, — sont loin d’être sans valeur, et dont les cadres de bois sculptés à ornements de haut relief, sont plus curieux encore. Une nouvelle institution a remplacé l’association religieuse. Les chevaliers Tête-Noire d’aujourd’hui célèbrent leur fraternité par un banquet annuel, où le vin de Champagne coule à flots dans les grands verres, et à la fin duquel les jeux de hasard, généralement défendus en Russie, sont tolérés.

Riga, qui appartient au moyen âge, n’a cependant conservé que peu d’antiquités remarquables. C’est que la Livonie, ballottée de domination en domination, objet d’envie ou de regret pour les Russes, les Suédois, les Danois, n’a échappé à un joug que pour retomber sous un autre plus dur encore. Les populations de ce pays, douces, inoffensives, encore idolâtres, furent subjuguées par les chevaliers Teutoniques, qui les convertirent violemment, et associèrent, pour détrôner l’ancien culte, le nom des saints à celui des vieux dieux du pays, dieux que les habitants des campagnes, comme autrefois les paysans païens, n’ont pas oubliés, et qu’ils aiment et chantent toujours, témoin ce chant de Ligo-Johanni, qu’ils répètent encore à la fête des fleurs de la Saint-Jean, au solstice d’été.

La ville passe pour avoir été bâtie vers l’an 1200, par Albert, le premier évêque, et doit son nom à la petite rivière de Rigue, aujourd’hui Rizing, qui est presque entièrement desséchée. Pierre Ier, qui n’avait pas encore reçu le surnom de Grand, s’en empara en