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mais tous deux veillent. » « Nos domestiques et nos paysans sont tellement heureux, qu’ils ne songent pas à un autre état. » — Si cela est vrai, ils ont résolu le problème du contentement à bon marché.

Aux premiers jours de mon arrivée en Livonie, j’étais chez un de mes amis, un jeune homme de cœur, musicien distingué, d’une nature impressionnable et bonne ; je l’avais connu en France avant de le retrouver en Russie, et je suis sûr que mon affection pour lui ne me fait point exagérer sa valeur.

Il devait sortir : à l’heure précise, le cocher Thomas ne se trouva pas devant la porte avec sa voiture. Thomas était un paysan qui avait eu le bonheur assez envié de venir chercher du service à la ville. Son vice était d’aimer à boire, la boisson lui donnait de la joie ; quand il était triste, il s’enivrait. Il avait promis plusieurs fois de se corriger. Au retour de sa course, Thomas reçut un petit morceau de papier dont il savait la destination ; il le prit, baisa la main du maître et ne songea pas à feindre l’étonnement. C’était un bon pour vingt-cinq coups de verges. Il alla à la police qui — heureusement — n’était pas loin, se déshabilla autant qu’il le fallait, reçut vingt-cinq coups, tandis qu’un officier comptait, afin que tout se fît dans les formes. Il ramassa ses vêtements sans mot dire. On lui remit une sorte de récépissé, constatant que Thomas avait reçu ce qui était demandé.

Il revint en ayant soin de ne pas paraître mécontent et après avoir présenté le billet à son maître, il lui baisa la main.

« Êtes-vous content, dis-je à mon ami, de ce que vous avez fait ?

— Qui, moi ? Qu’ai-je fait, j’ai fait battre mon cocher. Est-ce moi qui l’ai battu ?

— Mais si vous-même aviez reçu une pareille…

— Qui, moi ? Des coups de verge ! C’est une plaisanterie. Est-ce que je suis né serf, par hasard ? »

Il avait compris ; mais l’hypothèse lui semblait inadmissible.

« Nos domestiques, me dit-il, sont le plus souvent à nous. Est-ce que nous pouvons les mettre à la porte ? Autant vaudrait jeter sa maison par la fenêtre ! »

Hélas ! le raisonnement n’est pas mauvais en Livonie, où le propriétaire est maître et juge. La seule restriction, bien légère, qu’on apporte à son droit d’abuser, est le payement qu’il doit faire, suivant le tarif, entre les mains de la police pour la peine qu’elle a pris de châtier celui qu’il condamne.

D’autres non moins jeunes que celui que je cite, non moins doux, que j’ai connus plus tard, avaient de vieux serviteurs à cheveux blancs. Le samovar, machine à thé, n’était pas préparé à l’heure dite. Le vieillard entrait, recevait quelques paroles brèves, puis un soufflet sur une joue, qui rougissait, et sur l’autre, qui rougissait encore, sans qu’il perdît devant le jeune homme l’attitude respectueuse.


Paysans Russes : Aspect du costume d’hiver.

Je ne parle pas de certains supplices infligés par des femmes mécontentes à leurs caméristes, et qui, sortant de l’ordinaire, forment exception.

La première fois que je vis des serfs à peu près chez eux, c’était à Dubbeln, un petit pays de bains où l’on vient de fort loin, situé dans une position délicieuse entre fleuve et mer, à l’embouchure de l’Aa. J’habitais une maison voisine de celle d’un prince R… nouvellement marié à une jeune fille, une enfant de seize ans, grosse, ronde comme sont beaucoup de femmes russes, fort petite, et qui cependant trouvait moyen de regarder du haut de sa tête, au salon de conversation, les aides de camp, qui la faisaient danser. Ses gens m’intéressaient. Les cochers près des écuries fumaient en dépit des défenses. Ils avaient l’air heureux, pourquoi ne pas l’avouer ? Heureux en effet, d’un bonheur inerte. L’un d’eux à l’écart psalmodiait sans cesse une sorte d’air lent sur un rhythme triste et comme plaintif. Une femme était auprès de lui, pâle, douce, les yeux caressants et relevés comme ceux des Chinoises, les pommettes saillantes. Un enfant, — voilà la famille, — était entre les deux, couvert seulement d’une chemise d’indienne rougeâtre ; sur sa peau, un peu aux joues, et beaucoup aux jambes, de la terre était attachée, comme on en remarque aux flancs des bœufs. Je dis ce que j’ai vu sans vouloir l’exagérer. De l’insouciance, une vie qui paraissait toute faite et pourtant pesante.

Beaucoup de choses m’étaient nouvelles ; je fis des méprises et j’eus des étonnements auxquels je fus moins exposé plus tard. Le quatrième ou le cinquième jour après mon débarquement se trouvait être celui d’une fête dite nationale, l’anniversaire de la naissance ou du couronnement du tzar. Il y avait Te Deum et revue. J’assistai à la revue. À l’un des commandements je vis les soldats jusque-là immobiles, sur toute la ligne, éternuer, tousser, cracher, se moucher ; ce fut comme un feu de peloton. Je me gardai de rire. Une musique militaire entonna le Bojni Sara Krani, l’hymne russe, un beau chant, d’un souffle très-large. J’écoutais attentivement ; un officier vint de la part du colonel de la police, me dire de me découvrir ; cette marque de respect est non pas une coutume, mais l’objet même d’un règlement. Je répondis que je m’en allais. Comme je rentrais dans la ville, je suivis un chemin semé de sable frais et de quelques feuilles vertes de sapin ; cela faisait sans doute partie de la fête ; une voiture passa, une voiture découverte dans laquelle de jeunes messieurs en toilette noire, portaient sur leurs genoux un petit coffret garni de roses blanches artifi-