Page:Le Tour du monde - 12.djvu/120

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riches marchands et de fonctionnaires. Le faubourg dit de Moscou est le vrai quartier russe ; on y trouve plus particulièrement les bains, les maisons pittoresques, la malpropreté, la pauvreté, la misère. J’y vis un jour passer, sur une voiture-échafaud, un pauvre diable qu’on menait battre. C’était un Juif de vingt ans ; il avait fabriqué et fait circuler quelques pièces de vingt-cinq kopecks ; la tête baissée et immobile entre les longues boucles de ses cheveux roux, il avait l’air résigné. Il devait subir sa peine en deux fois à huit jours d’intervalle, et, s’il ne réussissait pas à mourir, être envoyé en Sibérie. La personne qui me donna ces détails me dit que j’aurais pu voir quelques années auparavant un monument terrible de la justice, une pyramide de quelques mètres. Un accusé, convaincu d’incendie, avait été tenaillé de fers rouges, fouetté, enfermé ensuite, encore vivant, entre quatre murs, qu’on avait refermés au-dessus de sa tête ; une inscription rappelait la mémoire de son crime. Terrible expiation ! Dix ans après la fin de cet infortuné, un homme qu’on ne soupçonnait pas coupable, s’avouait spontanément le seul auteur de l’incendie.

Ces erreurs ne sont que trop possibles. Telle personne à ma connaissance, a quelque réputation pour faire avouer aux prévenus tout ce qu’elle veut leur entendre dire. On parle de certaines tortures. Calomnie ! Les moyens sont doux ; le prisonnier n’est pas mis dans un cachot fétide et froid. Non. Au besoin, on le tiendra dans un endroit chaud, surchauffé même. Quoi d’étonnant ! nous sommes en hiver. Dans cette température particulière, on le nourrira d’aliments excitants : de harengs. On ne lui donnera point à boire. Est-il quelque chose de plus simple ? Et au bout de trois, quatre, six jours, suivant la force de l’individu, et si bien trempé qu’il soit, il aura tout dit, pour avoir un peu d’eau. Passons.


Le poêle de la maison de police, à Riga. — Dessin de d’Henriet.

Si les faubourgs de Riga sont construits en bois, quoique les colonnades et les frontons saillants n’y soient point épargnés, si de plus les rues y sont en ligne droite, il n’en est pas de même de la ville, où bon nombre de rues sont tortueuses, mais où les maisons sont en briques ; les environs, grandes plaines sablonneuses, surtout au midi, offrent peu de carrières. Les maisons sont confortables et bien aménagées. Des poêles énormes, souvent dissimulés dans la muraille, dont les foyers sont des fournaises que l’on chauffe une fois par jour, deux tout au plus par les grands froids, suffisent à entretenir de treize à quinze degrés Réaumur de chaleur dans des appartements vastes, tout ouverts au dedans, mais bien garantis au dehors par les doubles fenêtres et les doubles portes. Costumes d’été et costumes d’hiver sont les mêmes tant qu’on est chez soi. Pour la sortie, on prend une fourrure dans laquelle on ne reconnaît plus aucune forme, si bien qu’il est difficile d’y distinguer une femme d’un homme, mais dans laquelle aussi, sauf les pieds que rien ne défend, et la tête qui n’est coiffée que du chapeau, on peut se sentir comme chez soi. Ces fourrures, dont on porte toujours le poil en dedans, constituent un luxe assez dispendieux. Pour la nuit un lit, petit, bas, avec un ou deux matelas de cuir, et des draps un peu plus grands que des serviettes ; peu de couvertures, attendu qu’il ne fait pas froid. Le seul inconvénient de cette température de serre chaude, est le manque de renouvellement de l’air. Dès l’entrée dans les escaliers, chauffés comme les appartements, on peut se sentir pris à la poitrine d’un certain sentiment de malaise, qu’on ne définira point tout d’abord, et qui tient surtout à ce qu’on respire un air déjà cent fois respiré, et qui a perdu ses qualités vives. L’absence de soins et de propreté dans beaucoup de maisons, y ajoute une mauvaise odeur particulière. L’hiver est long ; il dure plus de cinq mois. Les mauvais jours tiennent presque les deux tiers de l’année. Brusquement, sans autre transition que l’intervalle d’une semaine, on passe de l’hiver à l’été, la saison des feuilles, du gazon, de la grande chaleur. Il y a huit jours, l’atmosphère était chargée de paillettes de glaces qui brillaient de toutes les couleurs du prisme ; les ombres sur la neige étaient d’un rose violet ; le cours de la Düna n’était qu’une longue plaine de glace, où les barques même allaient en traîneau (voir page 113), percée de quelques puits pour pêcher et prendre de l’eau ; de petits sapins plantés indiquaient les sentiers viables ; sur ce terrain solide les paysans re-