Page:Le Tour du monde - 12.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les vieux croyants, secte plus nombreuse, qui se divise en plusieurs rameaux, sont également gênés dans l’exercice de leur culte. Mais jusqu’ici, malgré quelques tentatives partielles et aussitôt châtiées, ils sont rentrés dans l’ordre ancien à l’arrivée du canon, qu’appuie d’ordinaire le discours brutal de l’officier commandant les troupes.

La répression de ces insurrections partielles, religieuses ou politiques, a lieu d’une façon simple, presque élémentaire. Quand on apprend que quelques groupes de paysans se sont réunis, soit dans leurs villages, soit dans les bois, si l’on suppose qu’ils peuvent devenir menaçants, on leur envoie des soldats de garnison, placés sous la conduite de quelque aide de camp du gouverneur de la province. Le délégué du gouverneur est, dans ce cas, investi de pleins pouvoirs. Il part avec sa poignée d’hommes bien armés et de l’artillerie. Il sait l’effet que produit la vue des armes sur ces gens mal défendus, n’ayant que les haches de charpentiers et les faux qui servent à la moisson, ignorants et trop divisés encore pour courir sus au canon et s’en emparer. À quoi leur servirait d’ailleurs cet engin dont ils ne sauraient point se servir, et que les soldats de garnison ne savent guère eux-mêmes manier, n’ayant jamais ou presque jamais fait l’exercice à feu ? L’aide de camp se présente donc devant les mutins. Ces gens ne se plaignent souvent que des mauvais traitements que leur font subir les intendants, d’autres fois du seigneur lui-même. Il est arrivé que le seigneur avec sa famille avait été mis en morceaux ou rôti. Qui peut dire où s’arrêtent des passions longtemps couvées par tous ces hommes à apparence tranquille ! Ceux qui se retirent dans les bois sont d’ordinaire des dissidents qui ne demandent qu’à garder leurs croyances, qui « voudraient parler au Père, sûrs que le Père les laisserait vivre honnêtement et ne voudrait pas qu’on leur fît du mal, puisqu’ils n’ont fait de mal à personne. » Le père, c’est l’empereur. Douce croyance, à laquelle les faits se chargent de porter en plus d’un endroit une rude atteinte ! « Canaille, dit l’aide de camp, après avoir fait ranger sa troupe, canaille, à genoux ! » Et l’aide de camp reste debout et couvert, tandis que ceux à qui il adresse la parole s’agenouillent et retirent respectueusement leur bonnet. « Voici des soldats, et il y en aura d’autres après eux. Rentrez au village, et obéissez à vos chefs. Je suis envoyé par le Père, qui pardonne à ceux qui se sont laissé égarer. Quant à ceux qui vous ont poussé à l’injustice, ils seront punis comme ils l’ont mérité. Allez. »


Télègue au repos (Esthonie).

Tout au plus il leur est arrivé, à ceux qu’on apostrophe si rudement en français, car le mot canaille est prononcé en français et compris, il leur est arrivé d’oser jeter des pierres aux soldats, mais cela n’a pas tenu longtemps et tout est rentré dans l’ordre.

Je tiens ces détails, que je crois certains, d’un de ces délégués du gouverneur. « On ne raisonne pas encore avec nous, me disait-il. Quand on raisonnera, il faudra parler autrement. »

Je ne m’étendrai pas sur l’administration et la justice. Il y aurait trop à dire. Le mal est en bas comme en haut de l’échelle des grades, plus grand encore en haut qu’en bas. « Les vertus vont à pied et le vice à cheval, » écrivait-on autrefois. Dans les provinces russes, le vice ne va pas à cheval, il va en voiture, et il jouit de beaucoup de considération. Telle personne occupe d’importants emplois, qui, pour ses malversations connues, appuyées de faux en écriture publique, semblerait, en des pays régis par d’autres mœurs, assez digne des travaux forcés. Il est vrai, par compensation, que tel autre est galérien ou arrestant, qui n’a commis d’autre délit que de s’être mal défendu de sympathies un peu vives pour quelque idée généreuse.

« Saluons, me disait un consul de France, en voyant passer la chaîne des condamnés, il y en a là qui sont hommes plus honnêtes que vous et moi. »

J’ai eu à soutenir, étant en Russie, un procès qui a duré près d’un an, et que je raconterai peut-être quelque jour, si j’en ai le loisir. Ici l’espace me manque. Il y aurait là une étude assez intéressante ; car la cause portée devant un tribunal de simple police, alla, de juridiction en juridiction, jusqu’à une cour criminelle, et fut jugée en dernier ressort par la chambre du conseil assemblée. J’ai donc vu, et vu d’assez près, cuisine qui dégoûterait un petit-maître, comment se prépare ce qu’on nous sert ensuite sous le nom de justice, et comment on en use légèrement avec la chose la plus sainte, l’équité. J’ai comparu devant le miroir de justice, symbole de la loi, cadre à trois faces, renfermant des textes, et devant lequel les assistants doivent se tenir avec le même respect que devant la personne sacrée de l’Empereur. Il m’est arrivé de parler en allemand et en français, et d’exaspérer un président, qui s’était permis de rire. Cela faillit mal tourner pour moi. Le bruit courait que je voulais savoir, — et je l’avais dit en effet, — si j’aurais raison sans payer les juges. Prétention dérisoire ! Ne faut-il pas que tout le monde vive ? De plus, les affaires s’étant brouillées entre la France et la Russie, il se manifes-