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de rapidité et à coup sûr avec moins de fatigue, grâce à la grandeur de la télègue et à l’addition de deux chevaux. On fit honte à l’iemschik de nous conduire moins vite que celui qui nous avait menés, quand nous étions tout seuls ; « il avait soif, dit-il, c’est pour cela que ses chevaux ne voulaient pas aller. » On passa devant une cabane, surmontée d’une grande perche ; c’était une auberge isolée. Il nous demanda deux kopecks pour aller boire un schnaps (verre d’eau-de-vie), il descendit en courant, but et remonta de même. Alors il s’éleva sur son siége, il prit les rênes à deux mains, et les agitant, avec de petits cris aigus et des paroles d’amitié pour ses quatre chevaux, attelés de front, il conduisit son quadrige avec un merveilleux entrain. Devant nous, montées et descentes, suivant l’habitude qu’ont prise les cochers russes, disparaissaient encore plus vite que pays plat.


La sanctification du dimanche. — Dessin de d’Henriet.

Vint l’heure du dîner ; les étudiants trouvaient que l’appétit se faisait sentir.

« Voulez-vous, nous dit l’un d’eux, faire avec nous un festin dans une auberge de la route, non pas à la station, où l’on n’est pas chez soi. Il y en a une ici, une espèce de kabak (cabaret), qui nous est connue, et que nous vous recommandons. Vous en ferez part à vos amis. C’est une curiosité, et voici ce qu’elle a d’étonnant : quels que soient le dîner et le nombre des convives, il n’y a qu’un prix. Tenez, vous allez voir ; notre dîner va nous coûter un rouble vingt kopecks. Arrête, postillon ! »

Le postillon se souciait peu de ce temps d’arrêt que les règlements défendent. Il s’excusait.

Les coups sont quelque chose de plus fort que l’eau-de-vie ; cependant je vis avec plaisir qu’on ne le battit pas. Trois kopecks suffirent pour le corrompre, trois kopecks pour un autre schnaps.

On procéda au menu. Je le donnerai ici pour l’édification de ceux qui ont occasion de passer par là. Je regrette, toutefois, de n’y pouvoir joindre l’adresse de l’aubergiste, qui méritait mieux de notre mémoire, car tout nous parut exquis, par la puissance de la faim ou du grand air :

La liqueur de kymmel (cumin), destinée à préparer les voies ; le jambon crû ; le jambon rôti, le veau rôti ; les petits pois (pas trop petits) ; le fromage du pays ; la bière blanche et le pain noir (pardon de l’antithèse), le tout à discrétion. L’hôtesse demanda suivant sa formule ; je la soupçonne, la malheureuse, de ne savoir pas compter. Les étudiants emportèrent du pain et du fromage, une précaution pour l’avenir, ce qu’on appellerait en France une poire pour la soif.

Nous payâmes pour notre part quarante kopecks, plus un kopeck de corruption. L’aubergiste, à de telles conditions, ne fera pas de brillantes affaires.

La terre que nous traversions est riche et fertile, bien que parsemée de blocs de granit, non reliés ensemble, mais arrondis et détachés, et donnant l’idée, par leurs