Page:Le Tour du monde - 12.djvu/146

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rivière, qui était sortie de son lit et roulait des glaçons. Il demanda à passer. Les gens de l’autre côté de la rivière répondirent qu’il ne le pouvait faire, qu’il y avait danger de mort d’homme ; le général cria, insista ; ils lui dirent que c’était tenter Dieu, que bien sûr un homme y périrait, qu’il ne faisait presque plus clair. La nuit venait en effet. Le général, qui voyait un village en face de lui, ne voulait pas rester là ; l’obstacle l’irritait : « Service de l’empereur, » cria-t-il. Le staroste décida un batelier. Cet homme détacha la barque qui faisait ordinairement le passage de la rivière, et qui avait à l’arrière une petite cloche. On lui apporta une lanterne, qu’il plaça, pour n’être pas gêné dans sa manœuvre, à un bâton au-dessus du montant de la cloche ; puis il fit le signe de la croix et se mit en mouvement, à l’aide d’une perche, pour aller chercher le général. Il n’arriva pas jusqu’à lui. Le courant était trop fort, et l’emportait : à une secousse, l’homme tomba à l’eau, on ne le vit plus reparaître ; il faisait noir, mais la barque continua à s’en aller à la dérive, tandis que la cloche de temps à autre sonnait comme le glas du batelier, qui se noyait. La lanterne continua à briller longtemps encore.

« Quelques jours après, les eaux s’étaient retirées, le général passa.

« Il fit un rapport à l’empereur.

« Il était arrivé sur le bord de la rivière, qui était débordée et roulait des glaçons. Quoiqu’il y eût danger à traverser, le batelier sachant qu’il s’agissait du service de Sa Majesté, avait voulu le faire passer ce soir-là même ; mais la barque avait chaviré, et il s’était noyé, heureux d’avoir perdu sa vie à remplir son devoir envers la couronne. Il laissait une femme et plusieurs enfants.

« L’empereur fut touché du dévouement de ce pauvre homme. Il félicita le général, et le remercia de ne pas lui laisser ignorer ce qui s’était passé ; il lui dit qu’il allait faire envoyer à la veuve un secours de trois cents roubles. Les trois cents roubles furent envoyés et touchés en effet ; mais la veuve n’en a jamais rien reçu, ni rien su, les enfants non plus. Les deux tiers sont passés dans les mains du général ; l’autre tiers a récompensé l’homme de la police, par qui les fonds devaient être remis, de son habileté et de sa discrétion. »


Petit retable à quatre faces se repliant les unes sur les autres ; — cuivre émaillé, style byzantin.

La causerie nous avait fait oublier le chemin que nous avions encore à parcourir ; mais la télègue étant attelée, il nous fallut reprendre notre course. Emportés rapidement, nous traversâmes la Bouza à Jambourg, petite ville de garnison que les Novgorodiens passent pour avoir bâtie dans l’année 1383, en l’espace de trente-trois jours. Nous eûmes bientôt devant nous un bois de sapin, un bois interminable, au milieu duquel s’ouvrait une route en ligne droite, qui s’étendait platement à perte de vue, si bien que les arbres à l’horizon paraissaient plus bas que les herbes des gazons que nous avions devant nous. La poussière et la chaleur s’appesantirent sur nous et sur le postillon. Celui-ci, à la sortie de cette longue avenue, comme nous côtoyions un champ semé de pois verts, ne put résister à la tentation. Il nous pria de tenir les rênes, et s’élançant dans la plantation, en moins d’une minute il eut récolté une gerbe qui lui servit à deux fins. Il chercha dans l’écorce un rafraîchissement pour tromper la soif qui le tourmentait ; nous l’imitâmes bientôt. De tout ce qui lui restait, des gousses et des tiges, il fit un matelas pour atténuer un peu les secousses de la charrette. Nous désirions un peu d’eau pour humecter nos lèvres et nous n’avions pas d’espoir que le ciel se mît à pleuvoir pour nous. Toutefois la Providence exauça nos vœux, sous la forme d’un pauvre serf, qui sortit du bois tenant en main une jatte pleine de framboises d’un beau rouge et d’un doux parfum, les plus appétissantes et les mieux venues que j’aie jamais vues. Le pauvre mougik était encore jeune ; il avait des yeux d’un gris bleuâtre et des cheveux blonds, séparés sur le milieu du front par une bandelette rougeâtre. Une chemise bleue à goussets rouges couvrait sa poitrine et retombait sur son pantalon. Il nous fit demander par le cocher de lui acheter ses framboises. Nous désirions savoir ce qu’il en voulait. « Ce qui vous fera plaisir, nous dit le postillon ; il sera content d’en avoir trois kopecks. » Cinq kopecks le com-