Page:Le Tour du monde - 12.djvu/162

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un cierge allumé sur l’autel et dans la forme humaine en mouvement, je reconnus mon digne ami le Père Antonio en train de dire sa messe de l’aurore. Au bruit de mes pas, il se retourna, me reconnut aussi et s’écria joyeusement dans sa langue maternelle : arrivate à proposito por prendere il café ! Si gracieux que fût cet accueil, je me contentai d’y répondre par un signe de tête et comme le révérend s’était arrêté court et semblait disposé à me questionner, je lui fis signe de continuer sa messe et le quittai pour ne pas troubler son recueillement.

En attendant l’Ite missa est, j’allai m’asseoir sur un tronc d’arbre renversé et je regardai les étoiles que l’approche du jour faisait pâlir comme des yeux mourants. Toute la partie du Levant était d’un bleu cendré qui blanchissait de minute en minute. Sur ce fond clair, tacheté de petits nuages roses, se détachait, en violet dur et cru, la silhouette des forêts de la rive droite. La nappe de l’Ucayali sillonnée de rides mouvantes, formait le premier plan de ce tableau.

À mesure que le jour se faisait, le rose tendre des nuages tournait au rose vif, puis au cinabre glacé d’or ; de légères touches d’ombre et de clair accentuaient çà et là les masses végétales et déterminaient leur relief. L’ébauche plate et morne prenait de la tournure et commençait à vivre. Bientôt le mouvement vint animer la scène. Les êtres et les choses interrompirent leur sommeil. Au bruissement confus des feuilles et des branches froissées par le vent du matin, se mêlèrent le gazouillement indistinct des petits oiseaux, les cris rauques des psyttacules et les hurlements de l’alouatte saluant la lumière.

Le naturaliste qui baptisa du nom de Simia Belzebuth[1] ce quadrumane américain, avait dû le voir sous son aspect le plus hideux et dans la plus effrayante de ses poses, c’est-à-dire au moment où percé d’une flèche et tombé de branche en branche au pied de l’arbre dont il escaladait la cime, l’animal essaye d’arracher de son corps le trait qui y est attaché. Sa face contractée par la douleur, ses regards brillant d’un feu sombre et le hurlement continu qui s’échappe de sa gorge d’une structure particulière, émotionneraient à coup sûr le chasseur européen le plus intrépide, si les dents aiguës de la bête, sa grande taille et sa force musculaire décuplée par la rage, ne justifiaient suffisamment l’effroi que sa vue peut causer. Le sauvage de ces contrées qu’aucun animal n’intimide, qui rit au museau du caïman, fait la nique au crotale et tire la langue au jaguar, s’amuse à faire assaut de laideur avec le Simia Belzebuth en parodiant ses cris et lui rendant grimace pour grimace, puis pour mettre un terme à son agonie et en finir avec ses hurlements, il l’assomme à coups de bâton.

Pendant que j’évoquais pour me distraire ces souvenirs d’histoire naturelle, le Père Antonio achevait de dire sa messe et venant me rejoindre, m’invitait à le suivre au couvent. Ce qu’il appelait le — couvent — était une chaumière dont les parois formées de lattes espacées, la porte à treillis de roseaux et le toit de palmes troué par places, me parurent friser le dénûment. L’intérieur de ce logis composé d’une seule pièce, s’harmoniait de tous points à son extérieur. Pour ameublement, une table taillée à la hache dans le tronc d’un faux acajou, un moulin à broyer les cannes à sucre, deux ou trois escabeaux, une barbacoa et sa moustiquaire, des bananes et des haillons pendus aux solives, puis dans un coin, derrière un étalage de cruches, de pots et d’assiettes, trois pavés calcinés par la flamme et figurant le foyer, l’âtre et le trépied domestiques.

Cette pièce exposée à toutes les brises, était affectée à divers usages et servait selon l’heure et le cas, de chambre de conseil, de salle à manger, de cuisine, d’atelier, de buanderie, de rhumerie et de cubiculum aux serviteurs de la communauté, représentés par deux adolescents de sexes distincts, récemment attelés au joug de l’hyménée et comptant à eux deux vingt-neuf printemps.


Jean de Tarapote, économe de la Mission de Tierra Blanca.

Jean et Jeanne, ainsi se nommaient les conjoints, me furent présentés par le Père Antonio en qualité d’économe et de cuisinière. Tous deux me baisèrent la main. En échange de cette politesse, j’eusse voulu pouvoir complimenter chacun d’eux sur son talent spécial, mais ignorant l’aptitude de l’un et n’ayant jamais goûté des

  1. Appelé par quelques-uns Mecytes ursinus.