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tites agaceries auxquelles le marmot répondait par des rires joyeux. Tout en rêvant au sentiment mystérieux qui rattachait l’une à l’autre ces deux créatures, j’examinais du coin de l’œil l’enveloppe florale du monocotylédone transformée en baignoire et je bénissais Dieu qui avait créé la mère et l’enfant et doté le palmier d’un si magnifique appendice.


Bain dans une spathe de palmier.

Cette excursion à travers les domaines de Tierra Blanca dura trois heures et me donna grand appétit. Pour rentrer au couvent, nous prîmes un sentier couvert qui côtoyait l’Ucayali. Bien que la faim, la fatigue et l’excès de transpiration influassent fâcheusement sur mon enthousiasme, je ne pus m’empêcher de payer en passant un tribut d’éloges aux sites que nous relevâmes. Les alentours de la Mission, vierges de la hache et du feu, conservaient leur beauté native et ce cachet pittoresque et sauvage que les défrichements d’un siècle ont ôté à Sarayacu. Aux abords du village, un groupe de ces higuerons sur la famille desquels les botanistes n’ont pu parvenir encore à se mettre d’accord[1], attira mes regards. Debout sur leur piédestal cannelé, ces arbres dont la dureté émousse le tranchant des haches et que six hommes n’eussent pu embrasser, semblaient les survivants d’une Flore antédiluvienne plutôt que les représentants de la Flore actuelle. Le fût énorme, lisse, droit des colosses, leur base régulièrement entaillée, les rendaient dignes de porter les voûtes monolithes des temples d’Elora ou d’Eléphanta.

Comme correctif à la sévère majesté de ces arbres et aux graves idées qu’éveillait dans l’esprit l’ombre opaque de leur feuillage, le parc à tortues et le champ de cannes à sucre du révérend Père Antonio, montraient en plein soleil à quelques pas de là, l’un de ses animaux fôlatrant dans la vase en attendant l’heure de leur transformation en turtle soup, l’autre ses roseaux dont la séve aqueuse, devait, par la vertu de l’alambic se changer en liqueur de feu.

En rentrant au couvent je trouvai Julio et les rameurs en conversation animée avec Jean et Jeanne. Tous se connaissaient pour s’être vus quelquefois à Sarayacu et célébraient la coupe en main ; le plaisir qu’ont des cœurs honnêtes à se retrouver sains et saufs après une absence de quelques mois.

Notre arrivée mit fin à la tertullia. Jeanne courut à sa marmite ; Jean feignit de couper du bois et le pilote et les rameurs se mirent au port d’armes. Mes bagages qu’ils avaient retirés de la pirogue étaient entassés dans un coin et la pagaye de Julio placée au-dessus en travers des deux rames, disait dans la langue nautique de l’Ucayali que l’embarcation était désarmée, halée sur le rivage et ne reprendrait l’eau que lorsque j’en aurais donné l’ordre. Comme je comptais partir le surlendemain, j’en avertis mes hommes afin que tout fût prêt et qu’aucun d’eux ne manquât à l’appel quand le moment serait venu de pousser au large.

Mais cette manifestation de ma volonté devait être annulée par l’intervention d’une volonté supérieure. J’achevais à peine de prévenir mes gens, que le Père Antonio s’emparant des rames et de la pagaye, allait les renfermer dans son bahut aux marchandises, donnait un tour de clef au cadenas et venait en riant me montrer cette clef.

« Vous êtes prisonnier à Tierra Blanca, » me dit-il.

Pris au trébuchet, je ne pus que baisser la tête et subir la loi du vainqueur. Jean conduisit mes hommes chez un alcade du village où ils devaient trouver le vivre et le couvert, et le révérend m’ayant assuré qu’il ferait son possible pour que je ne regrettasse pas trop le temps que j’allais passer près de lui, prit ma mousti-

  1. Primitivement placés dans la famille des Urticées, on les en a tirés pour les mettre dans celle des Morées, puis dans celle des Euphorbiacées ou ils sont aujourd’hui.