Page:Le Tour du monde - 12.djvu/171

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pais, paraissaient en surplomb sur la rivière, cachaient entièrement sa rive droite. La rive gauche était seule apparente. Les grands arbres qui la bordaient, éclairés à leur cime par l’oblique clarté du soleil couchant et réfléchissant dans l’eau d’un ton clair et mat leur base déjà sombre, formaient un second plan d’un relief extraordinaire et d’une incroyable vigueur. Au delà s’étendait la plaine du Sacrement, mer de verdure dont chaque tête d’arbre était un flot. La sierra de San-Carlos, rattachée dans le sud au noyau des Andes, et n’offrant dans la partie du nord qu’une suite de coteaux bas, coupait en deux la vaste plaine dont les extrémités se perdaient dans des brumes dorées. Un calme ineffable, une paix profonde se dégageaient de cet ensemble aux approches du soir.

J’étais absorbé dans la contemplation de ce spectacle, quand le Père Antonio me rejoignit ; sa voix dissipa brusquement le rêve que je faisais tout éveillé. En compensation, il me montra sur la rive opposée, des taches jaunâtres auxquelles je n’avais pas fait attention. Ces taches, me dit-il, étaient les maisons de Belen et de Sarayacu. Un peu plus bas, au bord de l’eau, cette échancrure et ce point d’ombre étaient la plage de Saraghêné et l’embouchure du rio de ce nom ; enfin, en amont de l’Ucayali, ces deux fils d’argent mêlés et la trame verte du paysage, étaient les rivières Pisqui et Cosiabatay. Le crépuscule interrompit bientôt cette étude topographique.

À la nuit, quelques hommes de Pancaya rentrèrent sous leur toit. Leurs compagnons, occupés de recherches de cire et de salsepareille, ne devaient revenir que le surlendemain. Les nouveaux venus, qui trafiquaient avec les Missions de l’Ucayali, connaissaient le Père Antonio et lui firent fête. Notre ami me parut aussi à l’aise au milieu de ce troupeau barbare qu’il eût pu l’être dans son bercail de Tierra Blanca entouré d’ouailles chrétiennes. Il plaisantait et riait avec les Sensis, de façon à me laisser croire qu’entre ces relaps et les néophytes de sa Mission il ne faisait aucune différence. Au point de vue de l’Évangile, une telle impartialité était admirable sans doute, mais un catholique fervent, la trouvant susceptible de controverse se fût prudemment abstenu de la pratiquer. En outre, je remarquai que le missionnaire, au lieu d’entretenir ses auditeurs des beautés de notre religion, des avantages de la civilisation sur la barbarie, et du bonheur qu’ils auraient eu à vivre de nouveau sous la règle d’une Mission, ne leur parlait que des récoltes de salsepareille et de cire qu’ils avaient pu faire, des lamantins et des tortues qu’ils avaient pêchés, de la quantité de pots[1] de graisse et d’huile qu’ils tenaient en réserve, questions commerciales auxquelles les Sensis, il faut le dire à leur louange, répondaient avec l’aplomb de vieux négociants.


Chambre à coucher banale.

Après une réfection frugale, nous fûmes conduits entre deux torches jusqu’à la hutte qui nous était destinée, et que, par égard pour le caractère et l’habit de mon compagnon, ses propriétaires avaient débarrassée à la hâte d’une partie de son mobilier. Nos moustiquaires, qu’ils avaient eu l’idée de placer côte à côte, s’ouvrirent bientôt pour nous recevoir et se refermèrent sur nous. Comme j’avais mon franc parler avec le Père Antonio, je ne lui cachai pas mon étonnement de l’avoir entendu causer toute la soirée de commerce et de chiffres avec les Sensis, quand, selon moi, il eût dû engager ces Indiens à renoncer à des biens périssables pour ne songer qu’à la grande affaire de leur salut.

« Mon cher Pablo, me dit le Père à travers la cloison d’étoffe qui nous séparait, si j’ai parlé chiffres et com-

  1. La mesure de capacité de ces pots n’a rien de déterminé et varie d’une arrobe à quatre arrobes d’huile. On sait que l’arrobe espagnole est de vingt-cinq livres et l’arrobe portugaise de trente deux.