Page:Le Tour du monde - 12.djvu/174

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en me donnant ces détails, on me montra l’enveloppe de l’animal enduite à l’intérieur d’une couche de suif jaunâtre et d’odeur infecte. J’échangeai contre un couteau de six sous cette peau de tigre, et j’allai la suspendre au-dessus de l’âtre, près de celle du fourmilier. Pendant huit jours j’eus sous les yeux cette sombre antithèse de la victime et du bourreau, de l’édenté et du digitigrade carnivore, puis un même lambeau de toile couvrit leurs restes, et quelques tours de corde firent du linceul un paquet.

Deux jours après notre retour de Pancaya, le Père Antonio, que ce petit voyage avait mis en goût d’excursion et de promenade, me proposait de faire empoisonner les eaux d’un des lacs de l’Ucayali, afin de nous procurer avec du poisson frais le plaisir d’un genre de pêche interdit en Europe, mais usité dans la plaine du Sacrement.

Une telle proposition ne pouvait que m’être agréable, et j’engageai le révérend à l’effectuer sans retard. Pendant qu’il allait de maison en maison avertir ses gens de tout préparer pour le lendemain, je mis un peu d’ordre dans mes affaires et repassai à l’encre de Genipahua les lignes suivantes, griffonnées au crayon sur le plateau de Pancaya.

Les Sensis, dont on chercherait vainement la trace dans les relations antérieures au commencement de ce siècle, appartiennent à la tribu des Schetibos, de laquelle ils se séparèrent en 1810, époque ou fut fondée à leur intention la Mission de Chanaya-Mana[1] ou Tchanaya-Mana, si nous écrivons ce mot Pano comme le prononcent les Conibos.

À cette Mission de Tchanaya, qui florit de 1810 à 1821 et fut abandonnée par les missionnaires, puis bientôt après par les néophytes, a succédé le village de Pancaya, ou nous retrouvons aujourd’hui ces Sensis relaps et leur descendance.

Le pays montueux dont ils ont fait choix est riche en produits de tous genres. Des sources thermales jaillissent du versant oriental de Cuntamana, et des dépôts de sel gemme sont enfouis sous l’humus des forêts. Dans ces forêts, les Sensis recueillent avec de l’encens, du styrax, du copal et du caoutchouc, de la salsepareille et de la vanille, de grossière cannelle appelée canelon, du copahu, du sandi, trois variétés de cacao, du miel et de la cire. Ces produits, qu’ils récoltent en quantités minimes, leur paresse se refusant à un travail suivi, sont apportés par eux dans les Missions, où ils les échangent contre des couteaux, des ciseaux, des dards à tortue, des hameçons et des verroteries[2].

Les pains de cire qu’ils façonnent pour le commerce et dont nous avons sous les yeux des échantillons, reproduisent en relief la concavité de l’assiette à soupe qui servit de moule à ces fabriquants. Le poids de ces pains est toujours de trois livres et ce poids si juste, que les missionnaires qui les achètent sur parole et sans les peser de nouveau, nous ont édifié maintes fois à cet égard en mettant devant nous ces pains dans une balance ; il n’y manquait jamais un gramme. Nos épiciers parisiens auraient besoin dans l’intérêt public, d’aller passer six mois à Tchanaya en compagnie de ces sauvages à qui la prestidigitation de la balance, l’addition du papier-carton, les poids douteux et le coup de pouce traditionnel furent toujours inconnus.

La cire recueillie par les Sensis offre deux variétés : une blanche et une jaune. Ils en ont encore une noire ; mais comme ils l’obtiennent en mêlant du noir de fumée à une des variétés précitées, nous n’avons pas à nous en occuper. La cire blanche est produite par l’abeille Mitzqui, la jaune par l’abeille Yacu. Le premier de ces hyménoptères est de la taille d’une petite mouche ; le second de la grosseur de l’abeille commune.

Ces deux insectes ont des habitudes semblables ; ils s’établissent dans l’intérieur des cécropias presque toujours percés à l’endroit ou les branches sortent du tronc et choisissent de préférence ceux de ces arbres qui croissent autour des lacs de l’Ucayali plutôt que sur les bords de la grande rivière. Cette préférence de leur part n’a d’autre cause que la tranquillité dont ils jouissent dans l’intérieur du pays où les eaux sont rarement sillonnées par les pirogues des indigènes. Pour s’emparer de la cire et du miel de ces abeilles, les Sensis allument un bûcher de bois vert autour du cécropia qu’elles habitent et après avoir dispersé, asphyxié ou grillé les travailleuses, abattent l’arbre et s’approprient les fruits de leur travail.

L’habileté de ces chasseurs d’abeilles comme constructeurs de pirogues, les ferait reconnaître pour frères des Conibos, si leur parenté avec ces derniers n’était suffisamment établie par la ressemblance du physique et la communauté de l’idiome, des us et des coutumes. Certaines embarcations des Sensis dans lesquelles tiennent à l’aise vingt-cinq ou trente rameurs, sans compter le popero (pilote), le puntero (vigie) et les passagers assis sous le rouffle ou pamacari, coûtent à leurs propriétaires jusqu’à trois années de travail ; le prix de ces magnifiques canots d’une seule pièce, est de cinq à six haches. La merveille du genre qu’il nous fut donné de voir à Sarayacu, était une pirogue en travers de laquelle nous nous couchions, sans que notre tête et nos pieds touchassent son bordage. Le tronc primitif du faux acajou qui l’avait fournie, avait dû mesurer quelque vingt-cinq pieds de circonférence.

Après l’abandon de leur Mission de Tchanaya par les religieux Franciscains, les Sensis qui depuis 1810 avaient rompu avec leurs frères les Schetibos et leurs alliés les riverains de l’Ucayali, n’ont fait aucune tentative pour se rapprocher d’eux et ont continué de vivre à l’écart. Cinquante-cinq ans se sont écoulés depuis cette rupture et ce laps de temps a si bien agrandi la sphère d’isole-

  1. Mana cerro ou montagne — montagne de Chanaya.
  2. Les perles en verre coloré dont toutes les tribus de la plaine du Sacrement raffolaient autrefois, attirent à peine leurs regards aujourd’hui. Si elles les acceptent encore, c’est seulement à titre de cadeau. Mais elles ne considèrent comme monnaie courante pour les échanges que les perles de porcelaine noire et blanche (chaquiras) et les grains de corail.