Page:Le Tour du monde - 12.djvu/188

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cétacé pour le plancher des vaches, bien que les Brésilens l’aient surnommé poisson-bœuf et les Péruviens vache marine, mais simplement à ce que le plantain d’eau et le faux maïs dont il s’alimente croissent près du rivage.

Ajoutons que la progéniture du lamantin — toujours d’un seul petit — nage à ses côtés comme le baleineau près de la baleine. La tendre mère le guide, le surveille, folâtre avec lui, le rappelle à l’ordre par un coup d’aileron, le défend au besoin contre la brutalité des mâles, le laisse teter à ses heures, mais ne le prend jamais dans ses bras-nageoires, comme une nourrice pourrait faire de son poupon, fort empêchée qu’elle serait, la pauvre bête, d’exécuter un pareil tour de force.

Comme il est dit au positif dans le traité sus-relaté : La chair du lamantin se mange ; nous ajouterons au superlatif qu’elle est plus blanche, plus ferme et d’un goût bien plus délicat que la chair de porc, avec laquelle elle a d’ailleurs beaucoup d’analogie. Une différence à noter entre ces deux viandes, c’est que celle du porc est lourde à l’estomac et de digestion difficile, tandis que la viande du lamantin se digère avec autant de facilité que la chair du poisson d’eau douce.

Si, comme le dit péremptoirement l’auteur du traité, ces cétacés parviennent à quinze pieds de long, et le squelette d’un lamantin du Sénégal que possède le Muséum a pu lui fournir ces mesures, nos lamantins de l’Ucayali-Amazone sont loin d’atteindre à ces dimensions. Les plus grands d’entre eux ne mesurent guère que six à sept pieds du mufle à l’extrémité de la queue. Cette exiguïté de taille des cétacés américains est le résultat de la guerre d’extermination que le commerce, depuis tantôt deux siècles, fait à leur malheureuse espèce. Sous l’insidieux prétexte que sa chair est bonne à manger et son huile propre à l’éclairage, on la poursuit, on l’assiége, on la traque. Chaque année on l’oblige à fournir à la consommation et à l’exportation une effroyable quantité de viande et d’huile. Comment aurait-elle le temps de croître et d’atteindre à son entier développement ?

Indignés des persécutions dont ils étaient l’objet de la part de l’homme, les lamantins ont déserté en foule l’embouchure des grands fleuves de l’Amérique, où l’auteur du traité les chercherait en vain, et sont allés s’établir dans les lacs de l’intérieur. Mais le commerce qui ne pouvait se passer d’eux a envoyé des délégués à leur poursuite et le massacre a recommencé de plus belle. Au train dont vont les choses, il est facile de prévoir que dans un temps donné l’espèce de ces animaux aura disparu de cette Amérique.

Et maintenant que nous n’avons plus rien à dire sur le compte de ces cétacés herbivores, rentrons définitivement à Tierra Blanca, d’où notre promenade chez les Sensis, notre pêche au barbasco sur le lac de la Palta et celle du lamantin à Mabuiso, nous ont éloigné à plusieurs reprises.

Le temps partagé entre les excursions que j’ai racontées, l’examen des lieux et des choses que j’ai décrits, les causeries, les repas et les bains nocturnes dont j’ai parlé, le temps fuyait à tire-d’aile. La vie que nous menions à Tierra Blanca — je dis nous, car mon hôte s’en acccmmodait à merveille — avait je ne sais quoi d’aventureux, de débraillé, d’un peu bohème, dont le côté humoristique et vagabond de ma nature se déclarait très-satisfait, mais contre lequel le côté digne et sérieux qui est en elle bougonnait sans cesse et parfois protestait énergiquement. Le soir en me couchant, lorsqu’il m’arrivait de dialoguer avec ma conscience et de m’interroger comme Titus sur l’emploi de ma journée, j’éprouvais bien quelques regrets de cette folle vie, mais le sommeil me prenait si vite, que le remords n’avait pas le temps de m’aiguillonner. Le lendemain les incidents se renouaient au point où ils s’étaient rompus la veille, et, comme le dit si excellemment l’Écriture, je retournais à mon vomissement.


Missionnaire et maçon.

Cependant il était des jours où la raison reprenant le dessus, nous abjurions mon hôte et moi toute idée de vagabondage et faisions le ferme propos de travailler sérieusement. Ces jours-là, bien rares d’ailleurs, je me renfermais dans la chambre à coucher banale et crayonnais force détails locaux, force choses intéressantes ou que je croyais telles et qui depuis ne m’ont servi qu’à