Page:Le Tour du monde - 12.djvu/196

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volvulus blancs et roses qui serpentaient autour de ses maîtresses branches lui venaient du territoire des Conibos. Une plage ignorée de la plaine du Sacrement avait dû lui donner ces beaux Ketmias couleur de pourpre, et l’embouchure de quelque petit affluent devant laquelle il était resté échoué, lui avait fourni ces Œnothères jaunes, ces Alismacées blanches et ces Pontédérias d’un bleu si doux. Ces plantes superbement développées et en pleine floraison faisaient une parure triomphante au vieux tronc battu par les eaux et les vents. On eût dit un de ces Chinampas ou radeaux fleuris que les Aztèques promenaient autrefois le long des canaux de Tenochtitlan, la ville sacrée, et sur lesquels leurs descendants vendent aujourd’hui des choux, des carottes et autres légumes.

La rencontre d’un de ces troncs enguirlandés, sur lequel des hérons philosophes méditaient le bec posé sur leur jabot, une jambe en l’air et l’autre repliée sous le ventre, fut notre seule distraction de la matinée. Une lumière aveuglante emplissait l’espace. La rivière semblait rouler de l’or en fusion, nul zéphir mythologique et compatissant ne rafraîchissait l’air, dont chaque molécule était embrasée ; la chaleur et l’ennui pesaient sur nous de tout leur poids. Au milieu du recueillement général, car la nature énervée paraissait sans souffle et sans voix, le seul bruit qui frappât notre oreille était produit par l’Inambu[1], grosse perdrix de la taille d’une pintade, qui, tapie dans la forêt, faisait entendre de minute en minute les quatre notes de la gamme, ut, mi, sol, ut, qu’un oiseau de son espèce, posté plus loin, redisait à un oiseau plus éloigné, lequel les répétait lui-même à un compagnon plus éloigné encore. Ces quatre notes, d’abord sonores et distinctes, puis s’affaiblissant graduellement et finissant par s’éteindre à distance, nous rappelaient le garde à vous nocturne des sentinelles en faction devant l’ennemi. À ce chant peu varié de l’Inambu s’ajoutait le mirliton continu des cigales.


Eustache en mission à Schéticaplaya.

Voyageur consciencieux, nous avouons ici ne pas connaître et même n’avoir jamais vu les cigales américaines, bien que pendant des années entières elles aient martyrisé notre tympan. Après cet aveu, on comprend qu’il nous serait assez difficile d’ajouter un nouveau chapitre à l’histoire de ces homoptères, dont la configuration, la taille et les allures nous sont tout à fait inconnues. Portent-ils, comme nos Cicadiens d’Europe, leur crécelle dans l’abdomen ? ont-ils comme eux quatre ailes membraneuses et veinées, dont deux semi-coriaces et servant d’élytres, trois yeux disposés en triangle sur le sommet du front, la bouche en trompe et sept articles à leurs antennes ? — Certes ! voilà bien des questions intéressantes, auxquelles il ne nous est pas permis de répondre. Nous le regrettons d’autant plus que la cigale fut en grande vénération dans l’antiquité. Elle était un des animaux sacro-saints dont les Égyptiens se plurent à perpétuer le souvenir dans leurs hiéroglyphes. Les Grecs, qui l’appelaient Tettix, incarnèrent en elle Tithon, l’amant suranné de l’Aurore, le prototype du vieux beau de nos jours, corseté, blanchi, maquillé. Sapho la Lesbienne[2], Anacréon, Xénarchus, chantèrent la cigale dans des vers immortels. Un temple lui fut élevé dans l’île de Ténos. Chez les Athéniens, qui l’avaient adoptée comme un symbole de noblesse et d’ancienneté, les jeunes patriciennes piquaient dans de blondes perruques (Phénaké) qu’elles tiraient de

  1. Bien que, dans tous les traités d’ornithologie, la perdrix de l’ancien continent soit représentée à la Guiane par le genre Tinamu — prononcez ou — au Brésil par le genre Pezu, et au Paraguay s’avançant jusqu’à Buenos-Ayres, par le genre Inambu, classification qu’ont cru devoir adopter les savants voyageurs Spix et Martius, les indigènes de l’Ucayali, à exemple de ceux du Paraguay, ont donné le nom d’Inambu à trois ou quatre variétés de perdrix américaines, différentes de taille, sinon de plumage. L’individu dont il est question dans notre récit est le plus gros représentant de ce genre Inambu dans la plaine du Sacrement.
  2. Ces vers de Sapho : La cigale secoue de ses ailes un bruit harmonieux, quand le souffle de l’été, volant sur les moissons, les brûle, etc., etc., indique, à n’en pas douter, que de son temps on s’arrêtait à l’effet produit par l’insecte, sans rechercher à quelle cause il était dû. Xénarchus, poëte comique qui naquit environ deux siècles et demi après l’illustre Lesbienne et fut le contemporain d’Aristote, savait que parmi les cigales, les mâles seuls sont pourvus des organes de stridulation qui, chez les femelles, n’existent qu’à l’état rudimentaire. De là ces vers où trouvant la race des cigales plus favorisée sous certain rapport que celle des hommes, il s’écrie dans un moment d’humeur contre le beau sexe : Heureuses les cigales, car leurs femelles sont privées de la voix !