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le tribut de ses eaux, le géographe, sur la foi de cette version, donna le nom de Paro à une rivière qu’il ne connaissait que par ouï-dire et la fit confluer avec l’Ucayali sous le sixième degré de latitude. Le crédit dont les Jésuites jouissaient alors dans le monde savant, fut cause qu’on adopta sans examen la carte dressée par le P. Samuel Fritz[1] ; carte erronée que devaient reproduire plus tard avec des variantes, Spix et Martius ; Arowsmith, d’Orbigny, Brué-Dufour, etc.

Après avoir signalé cette vieille erreur, il nous reste à dire à quelle cause elle était due.

Au commencement de ce siècle, il existait encore sur la rive droite de l’Ucayali, à l’endroit où les géographes précités placent une rivière que l’un appelle Beni, l’autre Paro, et un autre Paucartampu, il existait, disons-nous, un large canal alimenté par les eaux de l’Ucayali et qui s’allait perdre au loin dans les terres. Ce canal que des tracés manuscrits du siècle dernier et d’après eux, la carte du Pérou dressée en 1826 par ordre de Simon Bolivar, désignent pertinemment par cette phrase : Caño grande que corre para el este — Grand canal qui court à l’est, — ce canal n’était qu’un de ces tipichcas dont nous avons expliqué l’origine et que l’Ucayali avait formé en désertant son lit pour courir à l’ouest.

Ce tipichca dont nous ne saurions préciser la date de la formation, mais qui remontait au moins à 1670, puisque les premiers explorateurs de la plaine du Sacrement l’avaient pris pour une rivière, et qu’en 1687 le P. Samuel Fritz en faisait un affluent de l’Ucayali, ce tipichca parut également à tous les religieux qui leur succédèrent et qui se contentaient de le relever en passant, mais sans oser s’y introduire, une rivière venue de l’intérieur des terres[2]. Or, comme à cette époque on ignorait encore et même on ignora longtemps après, le confluent de certains cours d’eau issus des Andes orientales du Pérou, notre tipichca devint au gré des géographes qui copiaient les missionnaires et paraphrasaient leurs versions, une rivière Beni[3], Paro ou Paucartampu, tributaire de l’Ucayali.

Aujourd’hui pareille erreur n’est plus possible. Le tipichca cause innocente de tout ce bruit a été obstrué par des éboulements partiels, puis a fini par se tarir et la végétation l’a recouvert. Bien que MM. Smith et Lowe, par respect pour la tradition, aient cru devoir placer dans le fragment de carte qu’ils ont donné de l’Ucayali un bout de cet ancien canal, nous proposons de lui retirer désormais sur la carte générale de cette Amérique, la place qu’il a trop longtemps occupée.

Après une assez bonne nuit passée sur les plages de l’île Pucati, nous allâmes reconnaître la rivière Tapichi, dernier affluent de l’Ucayali. Ce cours d’eau, large de cent mètres à son embouchure, mais n’ayant guère plus de vingt mètres à une lieue dans l’intérieur, est formé, au dire des Seusis, par la réunion de deux petites rivières sorties du versant nord de la Sierra de Cuntamana. Les Brésiliens du haut Amazone qui l’appellent Javarisiñho ou petit Javary, le considèrent — mais à tort — comme un bras du grand Javary dont l’embouchure, au dix-huitième siècle, formait la limite territoriale du Pérou et du Brésil[4]. Les rives du Tapichi sont habitées par les Indiens Mayorunas, dont le territoire s’étend à travers les forêts jusqu’à la rive gauche du Javary.

Nous avouons ne rien savoir de l’historiographe, du missionnaire ou du touriste, qui le premier qualifia de Mayorunas les sauvages habitants de cette rivière Tapichi ; mais l’accouplement des mots quechuas mayu — rivière — et runa — homme — a exercé plus d’une fois notre sagacité. Pourquoi en effet la dénomination d’hommes de rivière donnée à ces indigènes ? — Est-ce parce qu’ils ne se hasardent jamais sur l’Ucayali, qu’ils ne possèdent ni canots ni pirogues, et n’ont pour franchir les ruisseaux qui sillonnent leur territoire, que des troncs d’arbre qu’ils chevauchent ou de petits radeaux sur lesquels ils s’accroupissent et qu’ils manœuvrent au moyen d’une perche ? — Le lecteur pourra conclure à cet égard.

Les récits des premiers missionnaires de l’Ucayali où il est question de barbes touffues qui ombragent la face des Mayorunas, ces récits continuent de jouir d’un certain crédit près de nos ethnographes qui les encadrent volontiers dans chaque nouvelle édition de leur œuvre, certains qu’ils sont ou qu’ils paraissent être, que le public les relira toujours avec plaisir. Un de nos voyageurs français, le plus frais en date, a rappelé en 1861 cette intéressante particularité, qui dans sa bouche nous surprit d’autant plus, que six degrés de longitude le séparaient du pays des Mayorunas, et qu’à cette distance, il lui était difficile de juger de visu si ces Indiens avaient, comme il le dit, la barbe aussi épaisse que les Espagnols.

À cette allégation tant soit peu risquée, ce même voyageur, dont il nous arrivera probablement de parler encore, charmé que nous sommes de trouver chez lui cette foi robuste que nous possédions autrefois, mais que nous avons perdue au frottement des hommes et des choses, à cette allégation, le même voyageur ajoute avec l’aplomb naïf de la jeunesse qui ne recule devant aucune énormité : « Que les Indiens Mayorunas descendent des soldats espagnols qui en 1560 se fixèrent dans la contrée après le meurtre du capitaine Pedro de Ursua. »

  1. C’est au même P. Samuel Fritz qu’on doit d’avoir cru pendant un siècle et demi que le Tunguragua, ou haut Marañon, était le véritable tronc de l’Amazone.
  2. En y regardant avec plus d’attention, ils eussent vu que la direction du courant de ce canal était d’ouest à est et non pas d’est à ouest. Mais chez des gens simples d’esprit pour la plupart, pareille inadvertance se conçoit d’autant mieux et est d’autant plus excusable, qu’un savant délégué par le gouvernement français, un des quarante immortels de l’époque, la Condamine, est tombé dans la même erreur, comme nous le verrons plus tard, en prenant les canaux de l’Arênapo pour les bouches du Japura et donnant plusieurs embouchures à la rivière des Purus, qui n’en eut jamais qu’une.
  3. On sait aujourd’hui que le Beni s’unit au Mamoré-Guaporé pour former le Madeira, que le nom de Paro n’a jamais été donné par les indigènes qu’au seul Ucayali, et que la rivière Paucartampu, tour à tour appelée Paucartampu, Arasa, Mapocho, vient sous le nom de Camisia se jeter dans l’Ucayali, à l’endroit désigné sur une de nos cartes.
  4. Nous donnerons quelques détails à ce sujet, en passant devant l’embouchure du Javary.