Page:Le Tour du monde - 12.djvu/236

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salon, se tenait à demi couché sur un alga (lit de camp que les Arabes nomment angareb) le seigneur du lieu, dont le teint noir répondait assez à ce qu’on m’avait dit de son origine kamante. Les Kamants, très-nombreux dans cette province, sont une tribu de parias d’origine fort mystérieuse, et qui sont en Abyssinie à peu près ce que sont les Tsiganes ou Bohémiens en Hongrie et en Valachie. Il tenait en main un berillè, vase à boire à long goulot, de forme antique ; il était gris, et fit ce qu’il put pour nous rendre de même. Je lui présentai ma requête tendant à être autorisé à aller passer les fêtes de Noël à Djenda, « chez mes frères européens » (c’est ainsi que je qualifiais les missionnaires de Djenda, sur qui je comptais beaucoup pour faire cesser tous ces ennuis), et ce fut avec une satisfaction inexprimable que je l’entendis répondre : Eche (j’y consens).

Enhardi par ce début, je lui demandai la permission de dessiner sa forteresse, que je déclarai hardiment la merveille du monde. Il devint sérieux.

« Avez-vous perdu quelque chose dans ce pays ? Vous a-t-on volé ? Parlez, je vous ferai rendre justice. »

Je l’assurai que je n’avais aucune préoccupation de ce genre.

« Puisque vous n’avez rien à réclamer, quel besoin avez-vous d’écrire ce lieu pour vous le rappeler plus tard ? »

La défiance de l”Abyssin se trahissait clairement. Je vis qu’il serait imprudent d’insister ; je remerciai et pris congé. À peine arrivé dans la maison, que le belambras m’avait fait assigner, j’y reçus un mouton, une cruche de tedj (hydromel) et un certain nombre d’ambacha (galettes servant de pain), et nous fîmes, Dufton et moi, le meilleur souper du monde. L’agréable issue de notre démarche était, bien entendu, l’élément principal de ce bonheur assez inespéré.


Gafat. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Nous retournâmes le lendemain à Tchelga, et n’y passâmes que les quelques heures strictement nécessaires pour les préparatifs de départ. Nous avions eu, pendant dix-neuf jours, tout le temps d’explorer dans tous les sens ce petit pays pas trop désagréable. C’est du sommet du Oali Dabba, à une heure et demie de Tchelga, que j’avais pour la première fois admiré la surface lumineuse du lac Tana, que les cartes appellent Dembea, saphir enchâssé dans les émeraudes. Le Tana est une vaste cuve volcanique d’une très-grande profondeur : les tempêtes y sont redoutables. Vingt rivières y entraînent, lors des pluies estivales, une masse énorme de limon dont la plus grande partie s’y dépose, sans que ces alluvions altèrent sensiblement les contours du lac. De jolis îlots ou des églises et des monastères se cachent dans des fouillis d’arbres d’un vert sombre, coupent heureusement les lignes majestueuses mais parfois un peu monotones de l’ensemble. Au milieu surgit une montagne massive et arrondie, Saint-Étienne, dominant deux îles plates appelées Dek, que la constitution ecclésiastique de l’empire assigne comme lieu de transportation perpétuelle aux évêques déposés.


VI


Djenda. — Emfras. — Guizoara : légende française. — Tisbha : des voleurs conservateurs et des gendarmes forts en histoire.

Le voyage de Tchelga à Djenda se fit en trois heures et ne présenta aucun incident bien remarquable. À une demi-heure de Tchelga, nous passâmes le Goang, qui décrit à sa source une spirale autour du mont Anker. (Tous les fleuves abyssins obéissent à cette loi de la spirale, dont le spécimen le plus frappant est fourni par l’Abaï tournant autour du Godjam.) Les jours précédents, j’avais reconnu en cet endroit un dépôt de lignite qui m’avait paru de bonne qualité, et que, du reste, Krapf avait signalé dès 1855. J’ai appris plus tard que le négus, il y a deux ans, avait fait commencer l’exploitation de ce dépôt pour les ateliers de Gafat.

À Djenda, nous fûmes très-gracieusement reçus par un grand jeune homme vêtu d’une chama ou toge abyssine, avec des babouches turques et un bonnet européen : c’était M. Martin Flad, le doyen des missions allemandes en Abyssinie, spécialement chargé de la conversion des Falacha (juifs éthiopiens), fort nombreux dans ce district. Il nous présenta à sa femme, ex-diaconesse de la maison protestante fondée à Jérusalem sous les auspices du révérend Gobat. C’était une famille exemplaire à tous égards, principalement à l’en-