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droit de l’hospitalité, et les voyageurs européens qui sont entrés en Abyssinie par cette route, quels que fussent leur pays et leur culte, ne pourront jamais assez louer ce couple aussi sympathique qu’honorable.

Je passai quatre jours à Djenda. Nous causâmes souvent du négus, qui témoignait à M. Flad une bienveillance d’autant plus assurée que celui ci, plus digne et plus habile que ses collègues dont je parlerai plus tard, avait décliné les offres compromettantes de Théodore II. Pour employer une expression de Rivarol, « il le tenait à distance par le respect. » M. Flad, tout en faisant ses réserves, était très-favorable à Théodore, surtout comme restaurateur de l’ordre dans l’empire. Il me dit qu’avant l’avénement du négus actuel, il n’y avait guère de soirée de marché à Djenda qui ne fût ensanglantée par quelque meurtre, tandis que les assassinats avaient à peu près disparu sous le nouveau règne.

Le 1er janvier 1863, après avoir souhaité une heureuse année à nos aimables hôtes et à leurs trois collègues, MM. Steiger, Brandeis et Cornelius, nous partîmes de Djenda nous dirigeant sur Debra-Tabor, où se trouvait Théodore. Nous traversâmes pendant un jour et demi une vaste plaine ou plutôt une immense prairie rayée de rivières qui vont toutes du nord au sud, couvertes de villages respirant l’aisance, semées de cultures de céréales et de jardinets où pointillait la gousse écarlate du berberi (poivre rouge). C’est la province de Dembea, ayant Gondar pour capitale : c’est la plus riche et la plus plantureuse de l’empire.

Après avoir longé la pointe nord-est du lac vers Voïn Arab, nous entrâmes dans les montagnes à Ferka, défilé assez mal famé jadis, ou nous ne trouvâmes qu’un poste de douanes fort inoffensif. Trois heures après nous débouchions dans une belle plaine qui a tiré son nom de l’Arno-Garno, sa principale rivière. À droite, le miroir étincelant du lac ; à gauche, un revers de montagnes, dont l’une des plus pittoresques portait à son sommet la cité commerçante d’Emfras-Amba-Mariam, placée, comme l’indique son nom, sous le vocable de Notre-Dame. Poncet et Bruce ont parlé de cette jolie ville : le premier en fait une description exacte, encore aujourd’hui, dans ses traits généraux.

« La ville d’Emfras n’est pas si grande que Gondar, mais elle est plus agréable et dans une belle situation ; les maisons même y sont mieux bâties. Elles sont toutes séparées les unes des autres par des haies vives toujours vertes de fleurs et de fruits, et entremêlées d’arbres plantés à une distance égale : c’est l’idée qu’on se doit former de la plupart des villes d’Éthiopie. Le palais de l’empereur est situé sur une éminence qui commande toute la ville. Emfras est célèbre par le commerce des esclaves et de la civette. On y élève une quantité si prodigieuse de ces animaux, qu’il y a des marchands qui en ont jusqu’à trois cents. La civette est une espèce de chat : on a peine à la nourrir ; on lui donne trois fois la semaine du bœuf cru, et les autres jours une espèce de potage au lait. On parfume cet animal de temps en temps de bonne odeur, et une fois la semaine on racle proprement une matière onctueuse qui sort de son corps avec la sueur. C’est cet excrément qu’on appelle la civette, du nom de l’animal même. On renferme cette matière avec soin dans des cornes de bœuf qu’on tient bien bouchées.

« J’arrivai à Emfras dans le temps des vendanges qu’on ne fait pas en automne comme en Europe, mais au mois de février. J’y vis des grappes de raisin qui pesaient plus de huit livres et dont les grains étaient gros comme de grosses noix ; il y en a de toutes les couleurs. Les raisins blancs, quoique de très-bon goût, n’y sont pas estimés. J’en demandai la raison, et je conjecturai par la réponse qu’on me fit que c’était parce qu’ils étaient de la couleur des Portugais. Les religieux d’Éthiopie inspirent au peuple une si grande aversion contre les Européens qui sont blancs par rapport à eux, qu’ils leur font mépriser et même haïr tout ce qui est blanc.

« Emfras est la seule ville d’Éthiopie où les mahométans fassent un exercice public de leur religion, et où leurs maisons soient mêlées avec celles des chrétiens.

« Nous logeâmes dans une belle maison qui est au vieux Mourat ; on m’y régala pendant trois jours. J’entendis en cette ville des concerts de harpe et d’une espèce de violon qui approche fort des nôtres. J’assistai aussi à une espèce de spectacle : les acteurs chantent des vers en l’honneur de celui qu’ils veulent divertir et font mille tours de souplesse. Les uns donnent des ballets au son de petites timbales, et comme ils sont lestes et légers, ils font en dansant des postures fort extravagantes ; les autres, ayant un sabre nu dans une main et un bouclier dans l’autre, représentent des combats en dansant et font des sauts si surprenants qu’on ne les pourrait croire si on ne les avait pas vus. Un de ces sauteurs m’apporta une bague et me dit de la cacher ou de la faire cacher par quelqu’un, et qu’il saurait bientôt me dire où elle serait. Je la pris et je la cachai si bien que je crus qu’il lui serait impossible de deviner où je l’avais mise. Un moment après je fus fort surpris que cet homme s’approcha de moi en dansant toujours en cadence, et me dit doucement à l’oreille qu’il avait la bague et que je ne l’avais pas bien cachée. Il y en a d’autres qui tiennent une lance d’une main et un verre d’hydromel tout plein ; ils sautent prodigieusement haut sans qu’ils en répandent une goutte. »

À une lieue et demie d’Emfras, sur une colline envahie par la végétation la plus déréglée, s’élève un petit palais abandonné des anciens négus : on l’appelle Guizoara. Une légende originale se rattache à sa fondation.

« Guizoara a été bâti par deux architectes français : l’un s’appelait Arnaud, l’autre Garneau. Quand l’ouvrage fut terminé, le négus ravi invita les artistes étrangers à lui demander telle faveur qu’il leur plairait. Nos deux Français, après réflexion, lui dirent : « Sire, (djan-hoï), nous n’avons qu’une grâce à demander à Votre auguste Majesté : c’est de nous donner à chacun