Page:Le Tour du monde - 12.djvu/250

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rouge éclatant de l’hemanthus. Parfois un ruisseau limpide et glacé roule en cascatelles sous les troncs d’arbres morts déjà envahis par les lianes feuillues. Le silence n’est coupé que par quelques gazouillements d’oiseaux ou par le cri aigu du tota, petit singe aussi gracieux qu’un singe peut l’être, et dont Poncet a fait le portrait véridique, mais un peu naïf dans le choix des expressions :

« J’ai vu en ce pays-là un animal extraordinaire : il n’est guère plus gros qu’un de nos chats ; il a le visage d’un homme et une barbe blanche ; sa voix est semblable à celle d’un homme qui se plaint. Cet animal se tient toujours sur un arbre, et on m’a assuré qu’il y naît et qu’il y meurt ; il est si sauvage qu’on ne peut l’apprivoiser. Quand on en a pris quelqu’un que l’on veut élever, quelque soin que l’on en prenne, il dépérit et meurt de mélancolie. On en tira un en ma présence qui s’attacha à une branche d’arbre en s’entrelaçant les jambes l’une dans l’autre et qui mourut quelques jours après. »

Comme nous dit gravement Poncet, le tota a un visage d’homme, ou pour parler plus exactement, je connais je ne sais combien de bourgeois respectables et grisonnants qui ont la manie de disposer leur collier de barbe absolument comme le tota : la ressemblance m’a frappé je ne sais combien de fois.

Arrivé à l’église, je trouvai un sacristain obligeant qui m’ouvrit la porte, et je me mis à inventorier les peintures du lieu. La plupart étaient tout simplement affreuses ; cependant mon attention fut vite attirée par une grande fresque représentant la Cène, et où l’artiste avait fait un singulier amalgame des traditions hiératiques de la peinture byzantine (dont celle-ci procède) et de détails intimes de la vie abyssine.

Le Christ, la Vierge, les convives, vêtus selon la pure tradition et groupés avec une grande entente de l’art, entourent une table servie dans le meilleur goût abyssin. Devant chaque convive sont à demi ployés les pains (galettes) de tef, qui servent en même temps d’assiettes ; à côté, les couteaux effilés à découper le brondo, quelques plats de distance en distance. Sur le premier plan, un majordome, évidemment de bonne maison (gilet à rayures richement brodées, col rabattu, la toge disposée en tablier) offre à boire à un convive. Les gombos d’hydromel appuyés sur leurs épais paillassons, sont activement manœuvrés par des adolescents au buste nu ; deux autres apportent dans une sorte de filet un autre gombo, le dernier. C’est le moment décisif. La curiosité respectueuse de tous ces visages qui convergent les uns vers le Christ, d’autres vers la Madone, est bien exprimée ; mais les deux personnages principaux sont tout à fait manqués. La figure de la Madone est dure et impérieuse : elle semble dire au Christ :

« Si tu ne fais pas le miracle… »

Jésus, le verre en main, a l’air de répondre qu’il en a peu de souci.

À part ce détail, le tableau mérite réellement des louanges.

Une petite histoire en trois tableaux se voit non loin de cette Cène : la voici en quelques mots.

Il y avait dans une forêt une espèce de sauvage qui se nourrissait de chair humaine, dont il se faisait du brondo. Un jour, en voyage, et traversant un désert aride, il rencontra un pauvre qui au nom de la Vierge lui demanda un verre d’eau ; le cannibale, touché à cette invocation, lui donna sa gourde pleine. À quelque temps de là, cet homme mourut. Son âme comparut au redoutable tribunal où l’ange Gabriel pèse dans sa balance les bonnes et les mauvaises actions. Le cannibale était sûr de son affaire : l’ange avait mis dans le plateau funeste les nombreuses victimes qu’il avait dévorées. En ce pressant besoin, survint la Madone, qui plaça dans le plateau vide le verre d’eau tendu au pauvre en son nom ; et ce plateau emporta l’autre. Satan dépité s’enfuit en hurlant.

Cette légende, reproduite avec des variantes diverses dans une foule d’églises consacrées à la Vierge, a pu paraître à quelques voyageurs une tactique monacale pour faire une auréole factice à la mère de Dieu ; mais je la crois d’origine plus populaire. Elle a une originalité que des moines pédants n’auraient pas trouvée. involontairement, je la compare à une légende bien connue, d’un grand poëte contemporain, celle du pourceau de sultan Mourad dans les Contemplations. Le sauvage Mourad, après avoir couvert l’Occident et l’Orient de sang et de ruines, rencontre un jour au coin d’une ruelle un porc agonisant, et d’un geste distrait il écarte les mouches acharnées à ses plaies. Au jour du jugement, cette action oubliée sauve son âme déjà vouée à l’enfer :

Un pourceau secouru pèse un monde égorgé.

Au risque de me faire honnir par les porte-queue de l’idéal et de la miséricorde, je demanderai à la poésie de signifier autre chose qu’une antithèse péniblement cherchée entre un cochon et un monde. La justice distributive enseignée par la légende abyssine me paraît absurde ; mais au moins s’y mêle-t-il une idée délicate, l’intercession maternelle de la Vierge ; tandis que le porc de l’auteur des Contemplations ne me dit rien que de grotesque.

Mais je reviens à la peinture de Towari.

Le premier tableau est naïf et féroce ; le second, représentant la rencontre du brigand et du pauvre, a un trait original. Le cannibale porte un arc et des flèches, armes qui depuis trois siècles ont disparu d’Abyssinie. Un Abyssin en voyage, aujourd’hui porte sa lance et son chôtel (sabre très-recourbé) : s’il est riche, il fait marcher devant lui un ou deux neftenya (fusiliers).

Le troisième est le plus curieux. Gabriel est grave et impassible ; le diable, dont l’obésité annonce un industriel qui fait de bonnes affaires, cornu, griffu, noir comme un changalla (un nègre), happe déjà l’âme en litige (l’âme est un petit corps sans sexe, comme dans nos peintures de l’église latine). L’attitude anxieuse de cette âme de coquin ne manque pas non plus d’une cer-