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désert, selle son chameau pour courir après ; moyen ingénieux pour dire aux fidèles que c’est œuvre pie de sabrer les musulmans partout où on les trouvera.

J’ai vu une Flagellation : deux soldats en costume portugais du seizième siècle, flagellent le Christ à tour de bras. L’intention politique de cette naïveté n’est pas difficile à deviner.

J’ai vu une seconde Fuite en Égypte, une halte le soir, sous un arbre. Saint Joseph enlève à la pointe d’un petit couteau les épines qui sont entrées dans les pieds nus de la Vierge.

J’ai vu, enfin, un apôtre en voyage : il est vêtu, monté, accompagné comme un grand seigneur éthiopien, un dedjasmach, mule richement harnachée, lance au poing, foule de serviteurs armés, dont un petit groupe de neftenya (fusiliers) portant leur arme à la façon abyssine, la crosse en arrière.

Toutes ces inexpériences ne m’empêchent pas de reconnaître qu’il y a un art abyssin, dérivé directement du byzantin et conservé dans des écoles assujetties à des règles fixes et invariables, suivies par de très-nombreux élèves. J’ai eu la curiosité de voir à l’œuvre les jeunes séminaristes à qui l’honneur de perpétuer l’art abyssin est dévolu. J’allai un jour à l’église de Baatha, à Gondar ; c’est une église très-importante, desservie par vingt-trois prêtres, et offrant des peintures d’un meilleur style que la plupart de ses voisines. Tout en causant avec les jeunes gens de service à la porte, je remarquai un disque noir, en terre cuite, de deux pieds de diamètre, recouvert d’un vernis gris très léger qui s’enlevait au moindre frottement. Je demandai à quoi cela servait : on me dit que c’était le tableau noir sur lequel s’exerçaient les novices. L’un d’eux prit à terre un brin de bois qu’il se mit à promener sur le tableau, traçant sur cette surface grise des lignes noires et ténues, et me fit en quelques traits une superbe tête de soldat romain comme on en voit dans les tableaux de la Passion ; puis, en souriant avec un peu de malice, il me passa son crayon. J’étais assez embarrassé ; car pour soutenir devant ces Raphaël couleur de bronze l’honneur de l’art européen, il fallait exécuter à main levée, sans retouche, une figure quelconque. Je pris mon courage à deux mains et je fis en sept ou huit traits un profil grec, l’oreille forte, la moustache en croc, le fez en tête, avec la housse de soie bleue tombant sur la nuque, et je dis ce seul mot : « Tourky (c’est un Turc). — Melkam (c’est parfait !) » répéta poliment l’assistance. Dès lors, nous pûmes fraterniser, entre artistes ; la glace était rompue.

J’ai remarqué que les peintres abyssins suivent, comme les Byzantins, des règles mécaniques de dessin qui laissent peu de place à la fantaisie individuelle. S’ils veulent faire une Madone, par exemple, ils font d’abord la tête et le cou, puis les mains, et autour de ces trois dessins ils charpentent tout le reste, draperies et accessoires. Ainsi du Christ, des saints, des anges. La Vierge a, en général, la main droite fermée, sauf l’index et le médium qui sont étendus en signe de protection. En cherchant bien, on trouverait parmi ces peintres des novateurs dont le pinceau proteste contre l’immobilité des règles établies. J’ai copié dans une petite église de Gondar, je crois que c’est celle de Johannes Gourgoat (Saint-Jean l’Éclair ou l’Évangéliste) deux petits tableaux fort curieux du peintre Dinara Salassé, une Madone et une Mort de la Vierge. La première, vue en buste, est une très-jeune femme aux traits expressifs, tête nue, cheveux noirs, taille souple et bien dessinée par une robe étroite. Le geste passionné avec lequel elle serre sur son sein le divin bambino comme pour le défendre contre la souffrance à venir, est bien d’une mère abyssinienne et non de la Virgo dulcis.


XIII


Visite à Atkana. — Silhouette d’Abyssin civilisé. — Le Davezout. — Cascade du Reb. — Les cataractes d’Abyssinie. — Vallée du Makar. — Monastère de Guéref. — Scrupules canoniques de l’abbé. — Hospitalité.

Il me plut un jour d’aller, à tout hasard, à l’est, à une journée de marche de Gafat. Je pris seulement deux de mes gens, un jeune homme pour soigner ma mule, et un domestique que j’avais engagé dès les premiers jours et qui me rendit, bien qu’il fût un fort mauvais drôle, beaucoup plus de services que je n’en ai eu de plus honnêtes gens que lui. C’était un prêtre qui avait passé quelque temps à Rome, à la Propaganda Fide, où il n’avait pas appris grand’chose. De retour en Abyssinie, il avait voulu usurper par un mensonge la place d’alaka (curateur civil) d’une église riche : le négus avait mal pris la chose, et Mikaël (c’était le nom de mon homme) n’y avait gagné que trois ans de fers. Il s’était présenté à moi comme un martyr de la foi, et je n’avais pas donné dans le conte ; mais il avait à mes yeux un mérite incomparable, c’était de connaître supérieurement le pays et d’être le meilleur guide que pût espérer un touriste géographe. J’ai beaucoup perdu deux mois plus tard quand j’ai été obligé de le mettre à la porte à l’occasion d’un vol de trois sels (soixante-quinze centimes) commis au préjudice d’un paysan de Debra Tabor. Je l’ai revu trois mois après, fleuri et bien vêtu, et je prie le lecteur qui s’intéresse à ce martyr de n’avoir aucune inquiétude sur son sort : les gens doués de cet aplomb retombent toujours sur leurs pieds.

Je reviens à mon petit voyage. Quarante minutes après Gafat j’arrivai au bord d’un petit ruisseau nommé Davezout, encaissé entre deux plans lisses, inclinés, où des mules d’Abyssinie sont seules capables de faire dix pas sans glisser comme sur la glace. J’ai bien fait vingt excursions le long de ce joli torrent, qui tantôt serpente à travers de grasses prairies couvertes de splendides orchidées, les unes jaunes, les autres rouges ; tantôt descend de cascades en cascades à travers des gorges sombres et étranglées, tantôt s’épanouit en nappes limpides, comme celle qui est au pied du Chibchango (p. 241), et qui se déverse dans une faille énorme par une échancrure où passe un filet d’eau claire en temps ordinaire, une effroyable masse d’eaux rugissantes et terreuses pendant les quatre mois des pluies.