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C’est une manière de radeau rectangulaire pouvant porter six à huit personnes et composé de bottes de paille solidement liées ; il est fort épais, a un tirant d’eau que je n’ai pu vérifier à l’œil, vu les eaux troubles de la Goumara, mais qui doit dépasser soixante centimètres ; pas de bordage, et si l’embarcation ne peut jamais couler, elle peut chavirer fort aisément. Les accidents, cependant, sont rares, grâce au grand nombre de gens qui savent nager.

Les bagages (vêtements, armes, sac de peau contenant un peu de farine) sont à l’arrière ; à l’avant est le passeur, armé d’un bâton qui lui sert à pagayer, car la profondeur de la rivière ne lui permet pas de pousser de fond. La tankoa est le signe le plus éloquent de l’esprit routinier des Abyssins. Ce peuple, dont l’intelligence est si ouverte et si vive, n’a pas même su, depuis des siècles, faire le raisonnement que voici : « Si un simple bâton peut, par la résistance que sa surface offre au courant, aider à diriger une embarcation, une planchette au bout de ce bâton offrant une surface décuple, décuplera aussi le résultat. » En d’autres termes, l’Abyssin n’a pas pu trouver seulement l’aviron à palette, connu des sauvages des bords du Nil.

Rien de fatigant et d’ennuyeux du reste comme ce passage : le bâton-aviron ne sert pas à grand-chose, et le courant de la Goumara est beaucoup plus fort que le Rhône ; la barque, arrivée au tiers de sa course, était entraînée, malgré les efforts grotesques et désespérés du passeur, à trois ou quatre cents mètres, parfois à un kilomètre ou deux ; après quoi il fallait revenir à la cordelle, en face du point de départ. Nous passâmes l’après-midi à cette agréable besogne. Les mules, poussées à l’eau et dirigées par un homme qui nageait en leur tenant sa main sur la croupe, fendaient bravement l’eau furieuse en reniflant bruyamment.

Nous nous reposâmes de nos fatigues dans un petit hameau habité par des zellanes (pasteurs nomades), et le lendemain matin, après quatre heures de voyage à travers des collines vraiment enchantées où coule une rivière encore plus gracieuse que son nom n’est doux (Izouri), nous vîmes se déployer l’amphithéâtre magique de Koarata, la plus jolie ville de l’Abyssinie.


XVII


Koarata. — Une ville agreste. — Un usage gothique. — Le lac Tana. — Hippopotames. — Les Wohitos.

Cette petite ville champêtre, groupée autour de son église, m’apparut comme une ravissante étape au bout de mon voyage court mais fatigant. Au delà d’un golfe entouré de vertes prairies et où les eaux du lac venaient languissamment se mêler à celles de la rivière, une pointe basaltique au dos arrondi, couverte de jardins, projetait dans le lac son extrémité escarpée : c’était Koarata. Il était difficile, de loin, d’y reconnaître une cité ; mais chacun de ces jardins renfermait l’habitation d’une famille riche ou aisée tout au moins ; on se serait cru à Passy ou à Auteuil.

C’était justement jour de marché ; le marché se tient à quatre cents mètres de la ville, sur une sorte de plate-forme, entre la pointe déjà décrite et les prairies. Nous défilâmes au beau milieu des groupes, sans exciter une très-grande émotion ; mais, à cinquante pas de là, ce fut une autre affaire.

Un arbre énorme étendait sur la route ses rameaux gigantesques, où perchait en longues tuniques d’un blanc immaculé, en turbans de mousseline de dix aunes et le chasse-mouches sacramentel à la main, le clergé de Koarata. Ils me faisaient l’effet d’une perchée de ces grands oiseaux blancs que j’ai vus à Lobeid, couvrant, chaque soir, les baobabs et les autres arbres voisins des habitations. Quand j’approchai, ils poussèrent des cris aussi indignés que si un bataillon turc leur était apparu, et voulurent me forcer à descendre de mule. Je résistai ; l’homme du négus qui me servait de fourrier m’appuya et n’eût pas été fâché d’avarier un peu les saints personnages ; mais le cri solennel de Theodoros amlak retentissait, le marché commençait à s’émouvoir, on s’attroupait autour de nous ; je trouvai prudent de descendre et d’entrer en ville à pied. Je m’informai plus tard des causes de cet incident ; il paraît que Koarata aurait une sorte de charte d’après laquelle nul étranger ne doit circuler à mule ou à cheval dans l’intérieur de la ville, à partir de l’arbre indiqué plus haut.

En Abyssinie, comme ailleurs, il y a des niaiseries et des puérilités auxquelles les gens respectables tiennent beaucoup, par la seule raison que cela date du moyen âge. On dit, là-bas, Lalibela ; on prononce, chez nous, Charlemagne ; et avec ces mots-là on a tout dit.

Quand je fus installé dans une habitation assez confortable de la ville basse et que j’eus fait au maire la visite obligée, je me mis à prendre langue et à parcourir les rues, ou plutôt les allées de la ville. Ces rues, en effet, ne sont que des sentiers étroits, bordés des deux côtés de haies drues et hautes, derrière lesquelles s’épanouissent ces beaux jardins dont Koarata est si fier. Peu ou pas de fleurs ; mais le grenadier, le pêcher, le caféier, le poivrier, le citronnier, le bananier et tant d’autres arbres de produit ou d’ornement forment des massifs du milieu desquels émergent les toits en poivrière des maisons. Aussi rien de charmant comme une heure de flânerie dans ce fouillis et dans toute cette verdure à travers laquelle étincelle, comme un miroir d’argent, la surface immobile du lac Tana. Les brises du lac passent doucement dans le feuillage et enlèvent à ses émanations ce qu’elles pourraient avoir de trop pénétrant. Koarata est le centre d’un grand mouvement commercial ; ses négociants, tous chrétiens, vont trafiquer à Basso, dans le Godjam, communiquent avec Gondar, et descendent à Massaoua avec la grande caravane de la poudre d’or et du café. Les principaux bourgeois du lieu sont Ato Oandem et Ato Kassaign. Ce sont des gentlemen de fort bonnes manières, le dernier surtout, qui fut plein d’obligeance pour moi, bien qu’un peu froissé que je n’eusse pas recouru à son hospitalité.

Je ne ferai qu’un reproche à Koarata, c’est la frugalité de ses cuisines. Il me fut impossible, pendant