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Voici une petite scène médicale à laquelle j’ai assisté et qui a bien son prix.

Ce n’est point une consultation. L’oganga, un Boulou de ma connaissance, était venu la veille ; il avait laissé son ordonnance et on la suivait. Le malade était un vieux chef nommé Kringer qui paraissait atteint d’une affection du cœur. Un jour que je passais dans son village, je le trouvai en plein midi, assis au milieu de la rue, et dans le plus complet état de nudité. Auprès de lui était un grand vase rempli d’eau chaude, dans laquelle baignaient une foule de plantes diverses. Une sorte de goupillon trempait dans cette décoction. Tous les gens du village venaient de se ranger sur une seule ligne et psalmodiaient je ne sais quel chant monotone ; j’arrivais à point, le défilé allait commencer.

Ce fut sa « grande femme » qui ouvrit la marche. Elle prit le goupillon humide, en aspergea par deux fois le malade en prononçant une formule contre le mauvais esprit, attendit que toute la bande l’eût répétée, cracha à droite et à gauche du patient en exprimant le vœu qu’il chassât de la même façon le mauvais esprit dont il était possédé, et passa gravement l’instrument à son fils aîné qui la suivait. La même cérémonie recommença jusqu’à ce que tout le village eût défilé. Ce fut long. Le pauvre vieux malade frissonnait, et de temps en temps d’une voix impérative il activait la procession. Quand elle fut finie, il cracha deux fois à son tour, en marmottant quelque formule d’exorcisme, puis ses femmes le frottèrent longtemps avec les feuilles cuites. Quelle était cette préparation ? Elle était très-complexe, et si j’en reconnus quelques éléments pour les avoir vus dans mes excursions botaniques, la plupart m’échappèrent. Toujours est-il que je revis Kringer quelques semaines après ; je ne sais s’il avait réussi à cracher le mauvais esprit, mais il paraissait assez bien rétabli. Avait-il réellement eu une maladie du cœur ? je me permis alors d’en douter et je regrettai la répugnance qui m’avait empêché de m’en assurer.

C’était un beau succès. Mais les féticheurs ne guérissent pas tous leurs malades.

Quand l’un d’eux a rendu le dernier soupir ses femmes prennent le deuil ; elles rasent leurs cheveux et laissent pour un mois ou deux tous leurs ornements. Elles se réunissent avec leurs amies dans la case mortuaire où le défunt reste exposé pendant trois jours et reçoit la visite des gens du voisinage qui viennent lui reprocher son départ, son abandon de la vie et de sa famille. Comme il n’y a pas de bonne réunion sans quelques libations, l’eau-de-vie circule parmi les assistants. Les coups de fusil retentissent au dehors. Un cercueil est fabriqué avec les coffres du défunt ; on l’y dépose avec une partie des ustensiles de son ménage, sans oublier surtout son verre et sa pipe. Puis le troisième jour on l’emporte dans un cimetière caché au milieu des bois, loin des regards de la foule et surtout des Européens. Un faible cortége composé de ses parents et de quelques esclaves l’accompagne à sa dernière demeure. Si le village est voisin de la mer les habitants se rendent sur le rivage pendant l’inhumation. Un coup de fusil indique le moment précis où elle s’opère, et à ce signal tout le monde se jette à l’eau en ayant soin de se laisser tomber sur le dos, comme le pauvre inhumé.

Autrefois on n’enterrait guère un personnage de quelque importance sans lui donner pour compagnons quelques-uns de ses esclaves. Cette coutume barbare a disparu depuis l’arrivée des Européens, mais malgré la surveillance des autorités françaises, peut-être existe-t-elle encore dans les villages éloignés.

La cérémonie terminée, tout n’est pas fini. Le féticheur est là qui tient à son infaillibilité. Dès qu’il a vu son malade décliner, il s’est empressé d’annoncer qu’il était empoisonné ou ensorcelé. Maintenant il lui faut le châtiment du coupable, et c’est lui qui se charge de le découvrir. La chose n’est pas difficile, car ses clients sont crédules, et il est passé maître dans l’art de la tromperie.

J’emprunte aux notes de M. le capitaine Vignon, qui a longtemps commandé le poste du Gabon et y a recueilli des renseignements intéressants, le récit de cette scène de grossière magie à laquelle aucun Européen n’a assisté. Auprès de nos comptoirs si on croit encore aux malades qui meurent ensorcelés, du moins laisse-t-on les sorciers en repos.

« Le jour même de l’enterrement, dès que la nuit est venue, la population se réunit dans la maison mortuaire éclairée avec des torches ; le féticheur se place au milieu de l’assemblée. À un signal donné tous les assistants se mettent à chanter au son du tamtam ; seul le féticheur danse. Ces exercices durent jusque vers le milieu de la nuit. À ce moment le féticheur ordonne d’éteindre les lumières et dans l’obscurité il invoque les esprits et les prie de lui révéler le coupable. Ces conjurations terminées, les lumières reparaissent ; les chants et les danses reprennent jusqu’au jour. Le féticheur tire alors de dessous son vêtement la fourrure d’un petit animal nommé Éninca, fait avec cette dépouille le tour de l’assemblée, et la laissant tomber aux pieds de la victime qu’il a choisie d’avance, il dit en nommant le malheureux à haute voix : « Voilà l’empoisonneur. »

« Si c’est un esclave, et c’est habituellement sur cette classe que tombe le verdict fatal, il est immédiatement saisi, et dirigé sur les habitations lointaines pour y subir la peine de son crime. Attaché à un arbre il est tué à coups de couteau, ou bien on le livre aux Boulous qui le brûlent vivant.

« Si c’est un homme libre, l’accusation portée contre lui est insuffisante ; et il a une épreuve à subir. »

Cette épreuve est un véritable jugement de Dieu et de la plus dangereuse espèce. Le prétendu sorcier est contraint de boire un violent poison. S’il succombe, sa culpabilité est évidente ; s’il survit, son innocence est proclamée. Ce poison est fourni par un arbuste nommé Icaja au Gabon et M’boundou au cap Lopez. Il semble appartenir à la famille qui produit la noix vomique et la fève de saint Ignace, dont la strychnine est le principe actif. Tel que je l’ai trouvé dans les forêts maréca-