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en croire les M’Pongwés qui les craignent encore tout en les méprisant. Pour ces raffinés de civilisation, fiers de leurs relations avec les blancs, le Boulou, l’homme des bois, est en effet un sauvage avec lequel ils ne frayent pas volontiers, et surtout avec lequel ils ne se mésallient que dans un pur intérêt de spéculation.

En cela ils font preuve de goût. Le Boulou, sans être extrêmement noir, l’est plus que le M’Pongwé ; sa peau est rude et terreuse ; la saillie de sa mâchoire est plus marquée ; sa physionomie n’exprime souvent que l’abrutissement. En général, il est franchement laid. — Il a conservé de ses récentes migrations des goûts nomades bien prononcés. L’exiguïté de son mobilier et le peu d’importance de ses cultures, lui rendent le déplacement facile et peu coûteux. D’ailleurs s’il est vagabond, c’est qu’il aime la maraude. Il vole le Gabonais qui a peur de lui, ne se plaint pas, mais, en vrai marchand qu’il est, tâche de lier une affaire avec son voleur, et se rattrape sur la fourniture.

Les cases des Boulous sont petites, mal bâties, incommodes et surtout malpropres comme le propriétaire lui-même. Comment vit celui-ci ? On ne se l’explique pas trop. Le M’PongWé, avec ses cultures restreintes mais assez bien entendues, avec les ressources de la pêche, se soustrait à peine à la famine ; le Boulou doit être encore plus embarrassé. Il est vrai que vivant constamment au milieu des bois, il sait mieux en exploiter les ressources, et passe pour habile chasseur. Puis ses goûts ne sont pas délicats. J’ai rapporté au Musée colonial un échantillon d’une huile avec laquelle il prépare ses aliments, et dont la provenance impure soulèverait de dégoût l’estomac le moins rebelle. On l’obtient en faisant bouillir à pleine marmite un gros termite à tête noire, au corps bleuâtre et mou, dont l’aspect rappelle assez la grosse tique du chien. Cette huile est d’ailleurs limpide, d’une belle couleur opaline, et n’a pas un goût désagréable, ainsi que je m’en suis assuré avant de connaître, il est vrai, sa dégoûtante origine.

La vie solitaire et retirée que le Boulou mène souvent au milieu des bois a jeté sur toute sa race une sorte de prestige mystérieux. Comme les vieux charbonniers de nos forêts, il est quelque peu médecin et tout à fait sorcier. La forêt n’a pas de secrets pour lui ; il sait y trouver des médicaments utiles et plus facilement encore de dangereux poisons. Il est grand féticheur en un mot.

C’est sur le bord des rivières qu’il faut aller chercher les Bakalais ou Akalais, les gens les plus rapprochés de nos comptoirs après les Boulous ; voyage peu récréatif d’ailleurs, tant qu’on n’a pas franchi la zone d’alluvions vaseuses où les eaux de la mer se mélangent aux eaux douces. Cette région est celle du palétuvier et rien que du palétuvier, car la vase est le royaume exclusif de cet arbre singulier. Il l’envahit par les mille racines en arcades qui partent de sa tige, par celles qui descendent de ses branches comme une longue chevelure, par ses innombrables fruits qui avant de se détacher poussent une grosse racine, puis tombent à l’eau par milliers, et, s’y maintenant debout comme des aréomètres, lestés qu’ils sont par le poids de leur racine, s’en vont avec le courant prendre possession des bancs de vase qu’ils rencontrent sur leur route. Cet arbre envahisseur dresse sur les bords des rivières d’impénétrables murailles d’une verdure grisâtre d’autant plus triste que rien ne vient rompre sa fatigante monotonie, car dans toute cette zone la nature semble inanimée. À peine y aperçoit-on quelques jolis martins-pêcheurs ; parfois un perroquet ou un touraco lance un cri rauque et désagréable ; ou bien un foliotocolle, perché au plus haut d’un arbre, trahit sa présence dans la saison des amours par quelques notes aiguës ; mais caché au milieu du feuillage, il soustrait aux yeux son riche plumage vert et ses reflets métalliques d’une incomparable beauté.

Ces manifestations de la vie ne troublent qu’à de rares intervalles le sommeil de ces solitudes. Cette stagnation de la nature au milieu d’une végétation vigoureuse a quelque chose d’inattendu qui produit une pénible impression. On sent que cette région plantureuse, mais d’où la vie animale est absente, n’est pas faite pour l’homme, et il n’en est pas en effet qui lui soit plus mortelle. Tout à l’heure ces eaux à demi stagnantes, aspirées par le reflux de la mer, vont mettre à découvert des bancs de vase inabordables ; les racines des palétuviers vont sortir de l’eau à demi pourries, couvertes d’huîtres et de moules fangeuses au milieu desquelles courent avec une singulière pétulance une multitude de petits crabes noirs, qu’on prendrait pour des araignées mygales.

Toute cette vaste nappe de vase va dégager des gaz sulfhydriques qui étaient retenus dans son intérieur par la pression de l’eau et qui viennent maintenant éclater à la surface comme des bulles de savon, en répandant une odeur pestilentielle. Pendant la nuit se joint à ces effluves fébrigènes une humidité pénétrante qui saisit et fait frissonner, tandis que des milliers de moustiques s’emparent de l’atmosphère et se ruent sur leur proie. Cette région n’est pas faite pour l’Européen. L’indigène lui-même n’y vit pas sans faire connaissance avec la fièvre.

À mesure qu’on s’avance dans l’intérieur, la nature change d’aspect. L’horizon s’élargit et la végétation devient plus variée. Des arbres qui, ainsi que l’aguirigui (avicennia tomentosa), semblent un compromis entre les formes bizarres du palétuvier et la végétation ordinaire, ménagent parfois la transition. Puis apparaissent une immense quantité d’enimbas, grand palmier dont le fruit sec et peu huileux est une médiocre ressource culinaire pour l’indigène, mais qui lui fournit en revanche des planches toutes faites pour construire sa maison, et des tuiles d’un apprêt facile pour la couvrir. Ces planches sont les branches mêmes de l’enimba, ou, pour parler plus correctement, les nervures de ses feuilles, longues de cinq ou six mètres, épaisses, étroites, planes sur une de leurs faces, et d’une rectitude irréprochable ; si bien qu’on n’a qu’à les débarrasser de leurs follioles pour en faire des planches d’un emploi parfaitement