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la constitution de cette tranchée naturelle, qui est à peu près uniforme dans une très-grande étendue, permet de conclure à la structure même du pays, ou du moins de son écorce.

Partout en dehors des plaines marécageuses, ces berges se montrent sous l’aspect d’une couche épaisse de sable argileux plus ou moins compacte, d’une couleur ocreuse, dans laquelle sont empâtés de gros rognons ferrugineux mamelonnés à la surface, celluleux à l’intérieur, et dont la consistance varie depuis la friabilité la plus grande jusqu’à la dureté métallique. Souvent il s’y mêle des fragments de porphyre rouge ou de quartz ; parfois l’argile change d’aspect, devient plus fine, plus blanche et passe à l’état de marne. Dans les points où la rive s’élève, ce sont des calcaires coquilliers qui en font la base ou bien des argiles compactes peuplées d’ammonites. Les habitants ne connaissent aucun minerai, pas même ceux de fer. Les armes ou les instruments qu’ils possèdent leur sont livrés par le commerce européen, par l’intermédiaire des traitants de la côte, ou bien leur viennent d’une population plus éloignée, celle des Ashèbas, qui connaît comme les Pahouins l’art de travailler le fer.

Les bancs de sable de la rivière nous offrirent un fait singulier. Tous sont creusés d’excavations circulaires d’une parfaite régularité, mesurant un mètre vingt de diamètre et environ cinquante centimètres de profondeur. Ces espèces de cuvettes, dont la plupart étaient alors exposées à l’air par suite du retrait des eaux, sont l’œuvre d’un poisson très-commun le condo, qui les creuse avec son museau corné pour y pondre ses œufs, en adoptant pour l’agencement général la disposition exactement quinconciale.

Nous nous proposions de remonter l’Ogo-wai jusqu’au point où il est formé par la réunion de deux rivières, l’Okanda et le N’Gounyai. Nous espérions y rencontrer des populations nouvelles, les Enincas qui semblent avoir des relations directes avec les affluents du Gabon, et peut-être les Oshébas, qui paraissent ressembler beaucoup aux Fans Pahouins. Malheureusement les renseignements que nous recueillions à ce sujet variaient à chaque instant et le but semblait fuir devant nous. En même temps, l’accueil que nous recevions indiquait chaque jour plus de mauvaise volonté, et les objets que contenait notre pirogue ou que nous portions nous-mêmes excitaient de plus en plus l’envie. À Aroumba, des discussions eurent lieu pendant la nuit entre les gens du village, et la conclusion surprise par nos interprètes fut qu’on n’était pas assez fort pour nous dévaliser, mais que puisque le grand village de Bombolié, où nous devions arriver le lendemain, était prêt et nous attendait, ce qu’il y avait de mieux à faire était de nous suivre en pirogue pour prendre part au pillage.

Le résultat d’une pareille attaque n’était malheureusement pas douteux ; pendant le jour elle n’eût pas été sans danger pour les agresseurs, mais pendant la nuit rien n’était plus aisé. Il était inutile de nous jeter dans d’aussi graves difficultés pour un résultat géographique incertain. Nous nous rabattîmes donc sur le lac Eliva ou Jonanga que nous avions laissé sur notre droite sans l’explorer. Ses habitants ne méritaient pas, à vrai dire, beaucoup plus de confiance ; mais cette exploration était nécessaire et nous offrit du reste une ample compensation.

Bien des raisons nous y invitaient. Les riverains de l’Ogo-wai, les Gallois surtout, n’avaient cessé de nous vanter l’étendue et la beauté de ce lac ; enfin, et par-dessus tout, c’était pour eux un lac mystérieux, le sanctuaire de leur religion. On y était témoin, disaient-ils, d’apparitions extraordinaires. « On y voyait flotter dans les nuages les grands navires des blancs qui passaient au cap Lopez, c’est-à-dire à plus de cent vingt milles de là. Des génies puissants et jaloux y habitaient, et si un profane osait s’approcher des îles sacrées où ils avaient élu domicile, sa pirogue chavirait et il trouvait infailliblement la mort. Notre qualité de tanganis, c’est-à-dire de blancs, ne pouvait naturellement pas nous préserver de ce triste destin ; bien au contraire, il n’y avait pas de plus mauvais passe-port pour un pareil voyage que la couleur de notre épiderme. » — Ces récits étranges, que nous avions pris d’abord pour des conceptions purement imaginaires, nous avaient été répétés jusque dans les villages qui bordent le N’Goumo, rivière par laquelle le lac Jonanga se déverse dans l’Ogo-wai. — Il n’y avait pas à en douter, l’Eliva était décidément un pays intéressant, et méritait à tous égards notre visite.

Nous eûmes bientôt franchi le N’Goumo, joli cours d’eau qui n’a pas plus de deux kilomètres de longueur, et nous nous hâtâmes de gagner l’île d’Azinguibouiri, ou nous devions passer la nuit, et d’où nous pûmes assez bien nous rendre compte de la conformation du lac.

Découpé de mille façons, il échappe à toute description. Au fond des anfractuosités, des torrents nombreux lui apportent les eaux des hauteurs environnantes ; mais il ne reçoit pas une seule rivière importante. Sa profondeur varie de quatre à six mètres dans la saison sèche ; ses eaux ont une transparence parfaite, tandis que l’Ogo-wai a partout une teinte rougeâtre singulière. À l’est, les terres s’élèvent rapidement, forment des replis étagés et aboutissent enfin aux monts Ashaukolos qui ferment l’horizon, et à travers lesquels l’Ogo-wai se fraye un passage.

Une magnifique végétation couvre ses rives. Les obas y acquièrent une grande beauté. La liane à caoutchouc y est abondante. Le palmier à huile est plus rare. Les plages sont couvertes de graminées ; sur le bord de l’eau une jolie hémérocalle étale ses fleurs blanches ; mais on n’y voit pas un jonc, pas une seule de ces plantes des eaux stagnantes qui décèlent la nature vaseuse du sol et trahissent à première vue l’insalubrité d’un pays. Le territoire du lac Jonanga est donc, je le crois, un pays sain.

La population très-disséminée est de race galloise.

Plus loin, derrière les monts Ashaukolos, sont les Ashiras, dont nous n’avons vu que deux représentants. Leur crâne étroit et fuyant, leur face massive et proémi-