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Linarès et ses mines. — Baeza la Nombrada ; la légende de sainte Ursule et des onze mille vierges. — Ubeda. — Martos ; la Peña ; Ferdinand el Emplazado et les frères Carbajal ; une citation devant le tribunal de Dieu. — Baena ; le Cancionero. — Alcala la Real. — La Vega de Grenade ; Garcilaso et le grand-maître de Calatrava. — Pinos Puente ; Christophe Colomb et le messager d’Isabelle la Catholique.

Tout n’est pas rose dans un voyage en Espagne, surtout lorsqu’on a pris son parti, comme nous l’avions fait, de parcourir les chemins peu frayés ; or, il s’agissait pour nous, en quittant Jaen, de gagner la petite ville de Baeza. Nous avions frété, pour faire ce trajet d’une douzaine de lieues d’Espagne, une galère soi-disant acelerada ; mais notre véhicule n’avait en réalité d’accéléré que le nom, et le calesero nous fit parcourir nos doce leguas avec une lenteur tout à fait digne d’un char mérovingien. Il employait en vain toutes les ressources de son éloquence, et les plus riches interjections usitées par les arrieros, sans préjudice des coups de fouet, des coups de bâton, et des petits cailloux habilement lancés dans les oreilles des malheureuses bêtes qui n’en pouvaient mais ; en vain aussi chanta-t-il jusqu’au soir tout son répertoire de caleseras. Ces chansons andalouses, si pleines d’entrain et de gaieté, nous firent prendre en patience une des routes les plus monotones et les plus tristes qu’il y ait en Espagne ; notre calesero, dont plusieurs couplets obtinrent les honneurs inusités de bis, redoubla de verve et de brio, et nous arrivâmes sans trop d’ennui à Menjivar, une petite ville à quelques centaines de mètres du Guadalquivir.

Nous traversâmes la grande rivière, comme l’appelaient les Arabes ; la grande rivière n’est encore ici qu’un cours d’eau des plus modestes ; mais en revanche, plus favorisée que l’Eurotas, elle est bordée de charmants lauriers roses, verts et chargés de fleurs comme ceux du lac de Côme. La plaine est riante et fertile jusqu’à Linarès, la ville des mines, au pied de la Sierra Morena : le fer, le plomb, et le cuivre surtout, abondent dans les flancs de la sombre sierra, fouillés en tous sens depuis plus de deux mille ans par les générations qui s’y sont succédé ; le souvenir d’Annibal est resté populaire ici, comme dans d’autres parties de la péninsule, et il existe encore d’anciens puits de mine qu’on appelle les pozos de Anibal. Le teint blême et l’air chétif des ouvriers disent assez combien le travail de ces mines est pernicieux pour la santé ; cependant il n’est pas douteux qu’elles ne soient encore exploitées dans mille ans d’ici, après avoir vu des milliers de victimes succomber à la peine.

Nous partîmes sans regret de Linarès pour Baeza, qui en est éloignée de quelques lieues seulement, et nous passâmes à gué le Guadalimar, dont le nom est purement arabe ; on en peut dire autant des rivières de la contrée, comme le Guadalen, le Guadiana, le Guarrizaz, et en général de tous les cours d’eau de l’Andalousie et des provinces d’Espagne autrefois habitées par les Arabes.

Baeza est bâtie dans une situation charmante, sur un coteau assez élevé ; c’est le vrai type d’une ancienne petite ville arabe d’Andalousie, avec ses murailles et ses tours hérissées de créneaux : c’était, à l’époque romaine, la Beatia Bætula, près de laquelle Scipion l’Africain pourfendit, si nous en croyons l’histoire, plus de cinquante mille Carthaginois ; aussi Baeza est-elle très-fière de sa noblesse, comme le montre une inscription qui couronne les armes de la ville, et que nous nous amusâmes à copier sur les casas consistoriales : « Je suis Baeza la fameuse, royal nid de faucons ; mes vaillants capitaines ont teint de sang l’épée des Maures de Grenade. »

Soy Baeza la nombrada,
Nido real de gavilanes ;
Tiñen en sangre la espada
De los Moros de Granada
Mis valientes capitanes.

En 1239, la ville mauresque fut prise et saccagée par Saint Ferdinand, roi de Castille et de Léon ; les malheureux habitants fugitifs allèrent chercher un refuge à Grenade, où ils peuplèrent un quartier qu’on appela, l’Albayzin, — le faubourg des enfants de Baeza ; l’Albayzin, nous l’avons dit précédemment, existe encore et est resté le quartier le plus pauvre de Grenade.

Gaspard Becerra, un des premiers sculpteurs espagnols de la Renaissance, naquit à Baeza en 1520 ; c’est sans doute de lui que sont des sculptures que nous remarquâmes sur la puerta de Cordoba et sur celle de Ubeda ; ces belles sculptures, dans le style moitié espagnol, moitié italien de Berruguete, accompagnent l’aigle à deux têtes aux ailes fièrement éployées, et le fameux PLUS VLTRA, devise de Charles-Quint.

Baeza revendique encore un autre titre de gloire. Des historiens espagnols affirment qu’elle a donné le jour à sainte Ursule et aux onze mille vierges ses compagnes, appelées aussi les vierges de Cologne parce que les Huns les mirent à mort près de cette ville ; il est vrai que d’autres prétendent que la sainte était fille d’un prince de la Grande-Bretagne. Rien n’est plus obscur, du reste, que la vie de sainte Ursule ; elle appartient bien plus à la légende qu’à l’histoire : les uns prétendent que les onze mille vierges se réduisaient en réalité à une seule, parce que la compagne de sainte Ursule s’appelait Undecimilla, mot qui signifie tout simplement en latin, onze mille. Suivant d’autres, l’erreur viendrait de la lecture fautive d’un passage d’un ancien manuscrit portant ces mots : S. VRSVLA ET XI M. V., ce qui, au lieu de sainte Ursule et les onze mille vierges, signifierait seulement : sainte Ursule et onze martyres vierges.

Nous n’avons nullement la prétention de vider la question ; nous nous bornerons à faire observer que le Martyrologe romain mentionne seulement sainte Ursule et ses compagnes, dont il ne détermine pas le nombre. Ce qui est certain, c’est que la légende de sainte Ursule est également populaire dans d’autres pays, notamment en Italie, comme le prouve la superbe suite de tableaux de Vittore Carpaccio qu’on admire dans une des salles du musée de Venise.