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pour guides et pour protecteurs dans une entreprise si lointaine et si périlleuse.

« Vous trouverez en nous, non-seulement des amis, mais des serviteurs, poursuivit Hadji Bilal (l’orateur en titre dont j’ai parlé). Nous devons cependant vous rappeler que les routes du Turkestan ne sont ni aussi commodes ni aussi sûres que celles de la Perse ou de la Turquie. Sur celle que nous allons prendre, on voyage souvent des semaines entières sans rencontrer une maison, sans pouvoir se procurer un morceau de pain, ni même une goutte d’eau potable. On court de plus le risque d’être assassiné ou fait prisonnier et vendu comme esclave, sans parler de celui auquel vous exposent les « tempêtes de sable » par lesquelles on peut être enterré vif. Veuillez peser, Effendi, les conséquences de votre démarche. Peut-être la déplorerez-vous un jour, et nous ne voulons à aucun prix prendre sur nous la responsabilité des malheurs qui vous arriveraient. Par-dessus tout, vous devez avoir présent à l’esprit que la plupart de nos compatriotes nous sont bien inférieurs en expérience acquise et en connaissance du monde ; nonobstant tout ce qu’on a pu vous dire de leur hospitalité, ils se méfient invariablement de l’étranger que leur envoie un pays lointain. Vous êtes-vous demandé, d’ailleurs, comment vous feriez, privé de notre assistance et livré à vos seules ressources, pour effectuer la longue traversée du retour ? »

Il est facile de concevoir que ces paroles produisirent sur moi une impression assez forte. Cependant elles ne réussirent pas à m’ébranler.

« Je le sais, leur disais-je, le monde terrestre est l’équivalent d’une hôtellerie[1] que nous habitons à peine quelques jours et d’où il faut sortir pour faire place à d’autres. Je me ris des musulmans contemporains qui ne bornent pas leurs soucis à l’heure présente, et dont les prévisions insensées embrassent un long avenir. Emmenez-moi, chers amis !… Ce royaume infime où l’erreur domine n’a plus aucun charme pour moi. J’en suis las, croyez-le bien, et ne demande qu’à le quitter. »

Mes instances prévalurent contre des objections de plus en plus faibles. Les chefs de la caravane m’acceptèrent immédiatement pour compagnon de voyage, et, en signe d’adoption, nous échangeâmes une affectueuse accolade. Je ne saurais dire que l’accomplissement de ces rites fût de tout point agréable ; il fallut dompter la répugnance que n’inspirait naturellement le contact de ces vêtements sordides, imprégnés de mille odeurs fâcheuses. N’importe, mon affaire était réglée. Il ne restait plus qu’à voir mon hôte, Haydar Effendi, à lui communiquer mes intentions, et à obtenir qu’il me recommandât aux Hadjis, pour lesquels je solliciterais immédiatement une audience.

J’avais prévu que mes projets rencontreraient une vive opposition ; effectivement on me taxa de folie, en me remontrant combien il était rare qu’un étranger sortît sain et sauf des pays ou je voulais me rendre. — N’était-ce pas assez de cette imprudence, et fallait-il, de plus, prendre pour guides des hommes que l’espoir du moindre profit porterait sans peine à m’assassiner ?

Ainsi parlaient mes amis de l’ambassade.

Cependant, une fois certains qu’ils ne parviendraient jamais à me détourner de mes idées favorites, ils substituèrent de bons conseils à leurs sinistres pronostics et cherchèrent par quels moyens ils pourraient le mieux seconder mon entreprise.

Haydar Effendi donna audience aux Hadjis, et, confirmant les discours que je leur avais tenus, me recommanda vivement à leur hospitalité ; il ajouta qu’une récompense leur serait acquise pour tout service rendu par eux à un effendi, à un serviteur du sultan, désormais confié à leur loyauté. Je n’assistais pas à cette entrevue, mais on m’apprit qu’ils avaient solennellement promis de remplir fidèlement leur mandat. On verra plus tard qu’ils tinrent parole. Haydar Effendi, dans le cours de la conversation, avait hautement blâmé la politique de l’émir de Bokhara[2]. Il voulut ensuite avoir la liste complète des pauvres voyageurs entre lesquels il répartit une somme d’environ quinze ducats, — magnifique présent pour des hommes qui se nourrissent d’eau et de pain !

Il était convenu que nous partirions dans un délai de huit jours. Hadji Bilal, en attendant, venait seul me visiter, m’amenant de temps à autre quelques-uns de ses compatriotes de l’Aksu, du Yarkend et de Kashgar. On eût dit, à mon sens, des aventuriers étrangement déguisés, et non des pèlerins obéissant à une inspiration dévote. Celui d’entre eux auquel ils témoignaient le plus d’intérêt, Abdul-Kader, espèce de rustre âgé d’environ vingt-cinq ans, me fut recommandé par lui à titre de serviteur.

« Je vous le donne, disait Hadji Bilal, pour un bon et fidèle camarade, assez gauche, j’en conviens, mais susceptible d’apprendre ce que vous voudrez lui enseigner… Tirez parti de lui pendant le voyage ; il fera votre pain et votre thé, deux métiers auxquels il s’entend fort bien. »

Je montrai à Hadji Bilal la petite somme d’argent que j’emportais avec moi pour les dépenses du voyage ; en même temps, je le priai de me renseigner sur le costume, l’attitude, la manière de vivre que je devais adopter pour n’assimiler le plus possible à mes compagnons de route et me dérober ainsi à l’incessante curiosité dont j’allais être l’objet.

Avant tout il me conseilla de raser mes cheveux et de changer, contre un costume bokhariote, les vêtements turco-européens dont j’étais encore pourvu ; il fallait autant que possible supprimer les objets de literie, le linge de corps, et tout ce qui de près ou de loin ressemblait à du superflu. Je suivis exactement ses conseils, et mon nouvel équipement, qui ne demandait pas de

  1. Mihmankhanei pendjruzi, mot à mot : « une hôtellerie de cinq jours, » expression employée par les philosophes orientaux pour caractériser le séjour de l’homme ici-bas.
  2. Le souverain de Bokhara porte le titre d’Émir. Les princes du Khiva et du Khokand sont plus simplement qualifiés de Khans.