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tique de quatre-vingts ducats, ce qui les classait parmi les riches de la compagnie ; ceci pourtant ne se disait qu’à voix basse. Un cheval loué à frais communs les portait alternativement, l’un marchant tout le jour tandis que l’autre était en selle.

6. Hadji Amed, pauvre Mollah qui accomplissait son pèlerinage sans autre aide qu’un bâton de mendiant. Ainsi faisait son collègue

7. Hadji Hasan, dont le père était mort en route et qui revenait, orphelin, vers son pays natal ;

8. Hadji Yakoub, mendiant de profession et tenant de son père cet honorable métier ;

9. Hadji Kurban (l’aîné), paysan de naissance qui avait traversé comme rémouleur la presque totalité de l’Asie, poussé jusqu’à Constantinople et la Mecque, visité à diverses époques le Thibet et Calcutta, parcouru deux fois les steppes kirghizes jusqu’à Orenburg et Taganrok.

10. Hadji Kurban (le cadet), qui, lui aussi, pendant le voyage, avait vu mourir son père et son frère ;

11. Hadji Said, et

12. Hadji Abdul-Rahman, pauvre garçon de quatorze ans, déjà éclopé, dont les pieds avaient été gelés dans les neiges du Hamadan et qui jusqu’à Samarkand resta sujet à de cruelles souffrances.

Les pèlerins que je viens de nommer étaient natifs du Khokand, du Yarkand et de l’Aksu, deux districts adjacents ; c’étaient par conséquent des Tartares chinois appartenant à la suite d’Hadji Bilal, lequel se trouve d’ailleurs dans de bons termes avec

13. Hadji Sheikh Sultan Mahmoud, natif de Kashgar où se voit la tombe d’un saint renommé, Hazreti Afak, à la famille duquel il appartient. Ce jeune Tartare enthousiaste avait pour père un poëte dont l’imagination ardente caressait depuis longtemps l’idée d’un pèlerinage à la Mecque ; après de longues années de souffrances, il réalisa les rêves de toute sa vie et mourut dans la cité sainte qu’il avait enfin pu visiter. Le pèlerinage de son fils avait eu par conséquent un double objet ; il était allé prier en même temps sur la tombe de son père et sur celle du Prophète. Avec lui voyageaient

14. Hadji Husein, son parent, et

15. Hadji Ahmed, naguère soldat au service de la Chine et faisant partie du régiment Shiiva, lequel est composé de musulmans armés de fusils.

Étaient nés dans le Khanat ou la principauté de Khokand :

16. Hadji Salih Khalifed, candidat à l’ishan, c’est-à-dire au titre de sheikh, et appartenant par conséquent à un ordre demi-religieux ; excellent homme, d’ailleurs. Il était accompagné de son fils

17. Hadji Abdul-Baki, et de son frère

18. Hadji Abdul-Kader, surnommé le Medjzub[1], et qui, lorsqu’il a crié deux fois le nom d’Allah, tombe, l’écume à la bouche, dans un état de bienheureuse extase. — C’est tout simplement ce que les Européens appellent épilepsie.

19. Hadji Kari Messud (Kari, en langue turque, offre le même sens que Hafiz en persan : Celui qui sait tout le Koran par cœur). Il voyageait avec son fils

20. Hadji Gayaseddin ;

21. Hadji Mirza Ali et

22. Hadji Ahrarkuti ; ces deux derniers pèlerins cachaient encore dans leurs sacs quelques débris de leur pécule de voyage, et s’étaient cotisés pour louer une monture en commun.

23. Hadji Nur Mohammed, négociant qui était allé douze fois à la Mecque, mais seulement comme délégué d’un autre, et jamais pour son propre compte.

Nous montions les pentes des monts Elburz qui se succédaient de plus en plus élevés. L’accablement où j’étais fut remarqué par mes nouveaux amis, et ils mirent tout en œuvre pour me consoler. Hadji Salih, particulièrement, me rendit un peu de courage en m’assurant que je trouverais chez tous mes compagnons une affection fraternelle : « Dieu aidant, ajoutait-il, nous serons bientôt libres, une fois franchies les frontières de ces shiites hérétiques ; et nous parcourrons à notre aise les domaines des Turkomans sunnites qui sont, après tout, nos coreligionnaires. » — Belle perspective, à coup sûr ! me disais-je in petto ; mais j’éperonnai mon cheval afin de rejoindre, à l’avant-garde, ceux de nos piétons qui avaient pris les devants. Une demi-heure plus tard je me trouvais parmi eux, et je remarquai avec quelque surprise la gaieté de ces marcheurs intrépides après deux voyages de si longue haleine. Plusieurs d’entre eux chantaient de joyeuses ballades qui ressemblaient fort à celles de la Hongrie ; d’autres racontaient les aventures qui avaient marqué le cours de leurs vagabondages, et je prenais grand plaisir à ces conversations où se révélaient à moi la manière de voir, les pensées, les préoccupations de ces lointaines tribus, et qui me transportèrent, dès les portes de Téhéran, au cœur même de l’Asie centrale.

Pendant la journée le temps était assez chaud, mais les gelées du matin, surtout dans les districts montagneux, avaient de quoi me transir. Aussi, trop légèrement vêtu pour rester à cheval, il m’arrivait souvent de descendre afin de me réchauffer en marchant. Je passais alors ma monture à celui de nos piétons qui me semblait le plus fatigué ; il me confiait en échange son bâton de pèlerin, et je faisais ainsi de longues étapes durant lesquelles ces êtres naïfs me décrivaient avec enthousiasme les beautés de leur pays natal. Lorsque leurs réminiscences patriotiques les avaient exaltés à un certain point, lorsqu’ils avaient célébré à satiété les jardins fertiles de Mergolan, de Namengan et du Khokand, ils entonnaient unanimement, par une sorte d’accord tacite, quelqu’un de leurs chants religieux (telkins), et je m’y associais moi-même, entraîné par l’exemple, en poussant de toutes mes forces le cri d’Allah, Ya Allah !

Chaque fois qu’il m’arrivait d’entrer avec eux dans

  1. Ce mot signifie : Poussé par l’amour de Dieu.