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Il n’est guère de grande ou de petite ville d’Espagne où l’on ne trouve de ces romances populaires dans lesquelles presque toujours les bandoleros jouent le plus beau rôle, et on pourrait presque dire que les enfants apprennent à lire dans des histoires de brigands. Nous achetâmes un jour dans la petite ville de Carmona, dont la principale industrie consiste à imprimer ces poésies populaires, une cancion andaluza intitulée El Bandolero :

Soy gefe de bandoleros,
Y a frente de mi partida
Nada mi pecho intimida,
Nada me puede arredrar.
Que vengan carabineros,
Que vengan guardias civiles,
Mis trabucos naranjeros
Les háran escarmentar
Y no querrán mas ensayo ;
    A caballo !
Trabucazo, y a cargar !

« Je suis chef de bandoleros, et à la tête de ma partida, rien ne m’intimide, rien n’est capable de m’arrêter ; viennent les carabiniers, viennent les gardes civiles, mes tromblons, du calibre d’une orange, leur apprendront à vivre, et ils ne voudront plus en essayer. À cheval ! Déchargez vos tromblons, et en avant ! »

Ainsi, les histoires de bandits courent les rues ; quel bel exemple pour la génération future, que celui de Diego Corrientes, el bandido generoso, d’Orejita, de Palillos ou de Francisco Esteban, el guapo, que les gravures sur bois à deux cuartos nous montrent vêtus du plus beau costume andalou, détroussant de pauvres voyageurs qui implorent leur pardon à deux genoux, de l’air le plus piteux ! Ou bien cette jacara, un mot local qu’on pourrait traduire par canard, — intitulée : Siete hermanos Vandoleros, « où se conte la vie, l’emprisonnement et la mort de sept frères bandits, avec le détail des grandes cruautés, attaques, vols et assassinats commis par Andrés Vasquez et ses six frères, comme le verra le curieux lecteur. » Les membres de cette aimable famille, qu’on prit d’un même coup de filet, s’avouèrent coupables de cent deux assassinats, sans compter d’autres peccadilles du même genre.

Il n’est pas jusqu’aux femmes qui n’aient leur place dans cette galerie du brigandage en Espagne ; nous avons sous les yeux un petit papier jaune en tête duquel est représentée une jeune fille à cheval, le tromblon à la main et le sabre à la ceinture : c’est la Relacion de las atrocidades de Margarita Cisneros, qui fut garrotée en 1852.

Cette intéressante jeune fille commença par tuer son mari, qu’elle avait épousé contre son gré, puis son querido ; elle était encore toute jeune quand on s’empara d’elle, et elle s’avoua coupable de quatorze assassinats.

Il n’y a pas encore longtemps que c’était l’usage, principalement en Andalousie, lorsqu’un bandolero redoutable avait été capturé, d’exposer sa tête en public ; on la mettait dans une cage de fer, au sommet d’un poteau qui était placé sur le bord d’un chemin fréquenté, et on laissait pendant quelques jours la cabeza del malvado — la tête du scélérat — exposée comme un exemple salutaire ; tel fut le sort de Pàco el Zaláo (Joseph le Gracieux), célèbre bandit andalou qui travaillait dans les environs de Séville[1].

Le brigand espagnol n’existe plus depuis que les guerres civiles ont cessé, et la terrible Serrania de Ronda est aussi sûre aujourd’hui que la forêt de Bondy.


Teba. — Ronda. — Le Tajo. — La casa del Rey Moro. — Une corrida d’enfants. — Les Rondeñas. — Les contrabandistas de la Sierra. — Le corredor. — L’Encuentro. — Ce que deviennent les contrabandistas. — Gancin. — San Roque. — Gibraltar. — Algecoràs. — Tarifa ; les Tarifeñas. — Vejer. — Medina. — Sidonia. — Conil. — Chiclana. — Les surnoms populaires de quelques villes andalouses ; — La Isla de Léon. — San-Fernando. — Arrivée à Cadix.

Peu de temps après avoir quitté Antequera, nous aperçûmes à notre gauche une petite ville située sur une hauteur, au milieu d’un paysage magnifique ; cette petite ville, c’était Teba, qui a donné son nom à une illustre personne dont nous avons toujours entendu parler en Andalousie avec respect.

Ronda est la ville par excellence des toreros, des majos, des contrabandistas ; l’ancien costume andalou s’y conservera longtemps encore, en dépit des chemins de fer et des progrès de la civilisation. Ronda est perchée, comme un nid d’aigle, au sommet d’un rocher ; une immense et profonde crevasse, qu’on appelle el Tajo, et au fond de laquelle coule le Guadalvin, sépare la vieille ville de la ville nouvelle. Du haut d’un pont hardiment jeté entre deux rochers, et qui passe pour être de construction romaine, nous apercevions, à plusieurs centaines de pieds au-dessous de nous, les anciens moulins arabes construits au bord du torrent, et qui, à cette distance, nous faisaient l’effet de joujoux de Nuremberg.

Ronda, éloignée des grandes routes et des grandes villes, n’a presque rien perdu de son caractère moresque ; beaucoup de rues et de maisons ont conservé, sans altération, leur nom arabe ; on nous montra la maison du Roi More, la casa del Rey Moro, habitée jadis, suivant la tradition, par Al-Motahed, ce prince arabe qui faisait monter en or, dit Conde, dans son histoire des Arabes d’Espagne, les crânes de ceux qu’il avait décapités, et s’en servait comme de coupes.

L’air de Ronda, plus vif et plus frais que celui de la plaine, est renommé pour sa pureté, et les habitants ont l’aspect robuste et dégagé qui convient à des contrebandiers et à des toreros. Suivant un proverbe local,

En Ronda los hombres
A ochenta son pollones !

« À Ronda les hommes de quatre-vingts ans ne sont encore que des poussins ! »

  1. Si peu vraisemblable que puisse paraitre le fait, il est parfaitement exact : nous possédons une jacara qui ne date pas de vingt ans, et qui représente la scène en question.