Page:Le Tour du monde - 12.djvu/402

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plaisir par excellence. Des palais de marbre il n’est pas resté la moindre trace, mais Cadiz est toujours restée aussi gaie que Martial nous la dépeignait il y a dix-huit cents ans.

Vue du large, Cadiz est comparée par les Espagnols à un plat d’argent posé sur la mer, una taza de plata en el mar ; ses hautes maisons, blanchies à la chaux ou peintes des couleurs les plus tendres, brillent au soleil comme une couronne d’orfévrerie, sous ce merveilleux ciel d’Andalousie, ce ciel vêtu d’azur, comme dit le refrain espagnol :

El cielo de Andalucia
Esta vestido de azul.

Les maisons de Cadiz sont très-hautes, et ont presque toutes six et même sept étages : car la ville, resserrée dans une étroite ceinture de fortifications, est obligée de regagner en hauteur ce qu’elle ne peut atteindre en étendue. Chaque maison, ou peu s’en faut, est surmontée d’un belvédère à jour surmonté d’une terrasse, azotea, — ou d’une tour carrée au sommet de laquelle s’élance un mât élevé. Les fenêtres sont presque toutes peintes en vert, ce qui donne à la ville un aspect singulièrement gai ; la plupart, surtout celles du premier étage, sont garnies d’un mirador ou balcon entièrement vitré, qu’on ouvre l’été et qu’on garnit de fleurs pendant l’hiver.

Les monuments de Cadiz n’ont rien de particulièrement remarquable ; la plupart datent du dix-septième siècle et sont d’un style médiocre ; on se console facilement de voir des ornements d’aussi mauvais goût empâtés par d’innombrables couches de badigeon.

Il y a peu de villes en Espagne qui soient aussi vivantes et aussi animées que Cadiz ; c’est vers le soir, en faisant quelques tours sur l’alameda, qu’on peut se convaincre qu’elle est toujours restée la Jocosa Gades d’autrefois ; il faut lire Martial pour se faire une idée de ce qu’était cette ville à l’époque romaine : « Les grandes richesses, dit un ancien auteur, y avaient introduit un grand luxe ; de là vint que les filles de Cadiz étaient recherchées dans les réjouissances publiques, tant pour leur habileté à jouer de divers instruments, que pour leur humeur, qui avait quelque chose de plus que de l’enjouement. »

Les improbæ Gaditanæ, comme les appelle Martial, étaient déjà célèbres dans le monde entier par leurs danses et par leur habileté à faire résonner les bætica crusmata, qui n’étaient autre chose que les modernes castagnettes, aujourd’hui encore l’accompagnement obligé de l’ole gaditano, cette danse si franchement andalouse. « La fière Séville est belle, dit lord Byron dans son Pèlerinage de Childe-Harold, mais Cadix, qui s’élève sur la côte lointaine, est encore plus séduisante… Lorsque Paphos tomba détruite par le temps, les plaisirs s’envolèrent pour chercher un climat aussi beau, et Vénus, fidèle à la mer seule qui fut son berceau, Vénus l’inconstante daigna choisir le séjour de Cadix et fixer son culte dans la ville aux blanches murailles ; ses mystères sont célébrés dans mille temples ; on lui a consacré mille autels, où le feu divin est entretenu sans cesse. »

Heureusement pour les dames de Cadiz, nous aimons à le croire, cette appréciation du poëte anglais n’est pas plus exacte que sa description d’une corrida qu’il vit dans la plaza de Toros, « ce jeu barbare, qui rassemble souvent les filles de Cadix et fait les délices du berger espagnol. » Ce passage nous revint à la mémoire au milieu d’une assez belle course que l’on donna pendant notre séjour à Cadiz. Lord Byron, assurément, n’était pas un aficionado consommé ; dans le même chant de Childe-Harold, il appelle le taureau le « roi des forêts », ce taureau qui n’a jamais vu que des plaines sans arbres ; les pauvres haridelles à moitié mortes, qu’on n’achète guère au-dessus de la valeur de la peau et qu’on pousse à la mort après leur avoir bandé un œil avec un mauvais foulard de coton, deviennent de « fiers coursiers bondissant avec grâce et qui savent se détourner, » et l’agile matador, « son arme est un javelot, il ne combat que de loin. »

Que diraient notre ami El Tato et son beau-père Cucharès, s’ils savaient qu’on a accusé leurs prédécesseurs de ne combattre que de loin, et qu’on a transformé en une arme de jet la flexible espada qui ne quitte leur main que lorsque les cornes du taureau viennent effleurer leur poitrine ?

Mais revenons à l’alameda et à ses palmiers, qui ont inspiré Victor Hugo :

Cadiz a ses palmiers ; Murcie a ses oranges,
Jaen, son palais goth aux tourelles étranges.

Malheureusement les palmiers de l’alameda, trop exposés sans doute aux vents de mer, n’ont plus guère que le tronc et ressemblent à peu près à des échassiers qui auraient perdu leurs plumes ; mais c’est un détail que les belles Gaditanes font bien vite oublier. C’est à Cadiz qu’il faut voir l’Andalousie gaie, riante, vivante ; c’est là qu’abondent le meneo, la sal, la sandunga, c’est-à-dire cette grâce, ce charme, cette désinvolture, qui sont comme le privilége exclusif des Andalouses.

Les femmes de Cadiz viennent à l’alameda bien moins pour voir que pour être vues et admirées ; on peut dire, avec le poëte, qu’elles sont habiles dans l’art des œillades ; il est vrai que nous n’oserions répéter avec lui qu’elles sont toujours disposées à guérir les blessures qu’ont faites leurs regards ; mais nous croirions volontiers que c’est pour les Gaditanes qu’a été créé un des mots les plus expressifs de la langue espagnole, le verbe ojear, qu’il faudrait traduire en français en forgeant le mot œillader.

Le temps de la basquine et du jupon court est passé ; la mantille est la seule partie du costume féminin qui ait survécu ; elle était fort appréciée il y a deux cents ans, si nous en croyons une Française qui voyageait en Espagne sous Louis XIV : « Les mantilles, dit Mme d’Aulnoy, font le même effet que nos écharpes de taffetas noir, excepté qu’elles siéent mieux et qu’elles sont plus larges et plus longues ; de sorte que, quand