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astas, les piques, elles permettent de déterminer d’une manière plus certaine encore, l’âge de l’animal : lorsqu’il a atteint trois ans, il se détache une enveloppe qui n’est guère plus épaisse qu’une feuille de papier ordinaire, et il se forme, à la partie inférieure de chaque corne, une espèce d’anneau ou de bourrelet qui se renouvelle chaque année ; de sorte que les toreros, pour savoir l’âge d’un sujet, n’ont qu’à compter le nombre de ces bourrelets : trois ans pour le premier, et un an pour chacun des suivants.

« Faites attention, nous dit notre cicerone Calderon ; voici un novillo de buen trapio : il ne peut manquer de devenir, dans deux ou trois ans, un excellent taureau de combat, car il réunit toutes les qualités requises ; poil doux, épais et brillant ; jambes sèches et nerveuses, articulations souples ; voyez ses cornes, elles sont fortes, pas trop grandes, égales et noires ; sa queue est longue, fine et bien fournie ; ses yeux noirs et vifs ; ses oreilles velues et mobiles. »

Pendant que Calderon nous parlait, plusieurs aficionados avaient sauté dans l’enceinte et se préparaient à capear le novillo : quelques paysans se servaient simplement de leur mante ; quant aux aficionados de Séville, ils avaient eu la précaution de se munir de véritables capas aux couleurs éclatantes, pareilles à celles qu’emploient les chulos ou capeadores. Calderon avait dit vrai, le novillo était plein d’ardeur et de courage. Les capeadores l’appelèrent à la cape (llamaronle á la capa), et l’attirèrent vers une vieille burra qu’on avait couverte de débris de mantas et d’aparejos, et qui se tenait piteusement dans un coin ; en un clin d’œil la pauvre ânesse fut renversée les quatre fers en l’air aux grands applaudissements de l’assemblée, mais sans éprouver le moindre mal, grâce à l’épaisse cuirasse de laine dont elle était matelassée.

Le novillo se retourna ensuite contre ses adversaires, qui s’amusèrent à quelques suertes de capa ; bientôt enfin il fut renversé à son tour, après qu’un vigoureux paysan l’eut coiffé de sa manta ; à peine fut-il à terre qu’un autre paysan, vêtu du costume andalou, s’approcha et lui appliqua un fer chaud à l’épaule. Aussitôt que le novillo sentit la brûlure, il se mit à pousser des beuglements plaintifs et à tirer la langue d’une manière lamentable, après quoi il se releva et quitta l’enceinte pour être bientôt dirigé vers la dehesa. Chaque novillo reconnu bon pour le combat reçoit un nom ; c’est ordinairement une des dames invitées à la fête ou quelques amis du propriétaire qui sont chargés de le choisir ; ce nom est tantôt de fantaisie, comme Judio (le juif), Sastre (le tailleur), Brujo (le sorcier) ; tantôt il est emprunté à une des qualités du novillo, par exemple : Moreno (le brun), Leon (le lion), Morito (le noiraud), etc., etc.

Les aficionados expérimentés se trompent rarement sur les dispositions d’un jeune taureau ; ils prétendent qu’on n’est plus assez sévère pour le choix des sujets, que les castas, c’est-à-dire les races, ne sont plus aussi pures qu’autrefois ; en un mot que le beau temps de l’art est passé.

À propos des novillos, n’oublions pas de mentionner les novilladas de lugar : c’est le nom qu’on donne aux courses de jeunes taureaux qui se donnent dans les villages. Ces fêtes populaires n’attirent pas moins d’amateurs que les herraderos que nous venons de décrire, seulement la novillada de lugar est une réjouissance tout à fait locale, à laquelle prennent rarement part les habitants des villes.

Nous avons dit combien la passion des combats de taureaux est répandue en Andalousie, surtout parmi les gens du peuple : les campagnards ne sont pas des aficionados moins passionnés que les citadins ; seulement, comme ils n’ont pas de plaza de toros, ils se contentent d’en établir une de circonstance, en barricadant la place du village au moyen de carros, de galeras ou d’autres véhicules du même genre.

Nous assistâmes, dans un village des environs de Séville, à une novillada dans un de ces cirques improvisés, et nous fûmes émerveillés de l’agilité des paysans andalous, qui, dans un espace restreint, savaient toujours échapper au taureau, soit en s’accrochant à un balcon, soit en disparaissant subitement derrière les roues d’une carreta.

Mais revenons au Guadalquivir ; nous venions de dépasser la Isla Mayor et la Isla Menor ; à mesure que nous approchions de Séville, le fleuve devenait plus étroit ; ses rives encaissées, ses eaux troubles, jaunâtres et tranquilles nous faisaient penser au Tibre, au flavum Tiberim que nous avions, quelques années auparavant, remonté en bateau à vapeur. Nous passâmes devant Coria, petite ville célèbre par ses énormes tinajas et jarras de terre cuite, dont les dimensions dépassent de beaucoup celles des plus grandes amphores romaines ; nous laissâmes encore sur notre gauche le bourg de Gelves, puis un joli village entouré de grenadiers et d’orangers : c’était San Juan de Alfarache, le pays du picaro Guzman de Alfarache ; ce village, dont les blanches maisons sont entourées d’orangers et de citronniers, nous fit penser au célèbre roman picaresque de Mateo Aleman, citoyen de Séville, qui l’appelle el mas deleitoso de aquella comarca, — le plus agréable de cette contrée.

Nous n’étions plus qu’à une lieue de la capitale de l’Andalousie ; déjà nous pouvions apercevoir, au-dessus de nombreux clochers, la Giralda et sa grande statue de bronze que doraient les rayons du soleil couchant ; une demi-heure après nous débarquions près d’une petite tour moresque, la torre del Oro ; nous étions à Séville.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)