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que je lui donnai du reste très-volontiers avant de le quitter.

À peine avais-je pris possession de ma nouvelle résidence que la chambre où j’étais s’emplit de visiteurs accroupis en demi-cercle le long des murailles, et qui tantôt me contemplant avec des yeux hagards, tantôt se communiquant l’un à l’autre le résultat de leurs observations, finirent par exprimer tout haut leurs opinions sur l’objet de mon voyage :

« Ce n’est point un derviche, disait la majorité ; il n’a aucunement les dehors de la profession ; les guenilles dont il est couvert font avec ses traits et son teint un contraste par trop frappant. Les Hadjis ne nous ont pas trompés en nous le signalant comme un des parents de l’ambassadeur qui représente notre sultan à Téhéran… »

Sur ce, tous se levèrent à la fois.

« Allah seul peut savoir, continua l’un d’eux, ce que vient faire parmi les Turkomans de Khiva et de Bokhara un personnage de si haute lignée. »

Tant d’impudence ne laissa pas que de me troubler quelque peu ; je ne m’attendais guère à me voir arracher ainsi, de prime abord, le masque dont je couvrais mes desseins. Malgré tout, gardant l’attitude impassible d’un véritable Oriental, je demeurai assis, comme abîmé dans mes réflexions, et feignis de n’avoir rien entendu. Quand ils virent que je ne prenais aucune part à la conversation, ils interpellèrent Hadji Bilal, et celui-ci affirma que j’étais réellement un effendi, un fonctionnaire du sultan, mais qu’obéissant à l’inspiration divine, et pour me soustraire aux déceptions du monde, je venais d’entreprendre un ziaret, c’est-à-dire un pèlerinage au tombeau des saints…

La plupart, ceci dit, hochèrent la tête, mais sans ajouter un mot sur un sujet si délicat. En effet, quand on lui parle de l’inspiration divine (Ilham), un bon musulman ne doit jamais exprimer le moindre doute. Il lui faut, même alors qu’il se croit dupe d’un imposteur, témoigner son admiration par un « mash allah » deux fois répété. Je n’en voyais pas moins que, sans avoir encore mis le pied hors du territoire persan, je touchais enfin aux frontières de l’Asie centrale. Ces questions, les méfiances de quelques sunnites isolés, me donnaient fort à penser sur ce qui pourrait m’arriver, une fois perdu dans la foule de ces farouches sectaires. Nos visiteurs nous firent perdre environ deux heures en bavardages de toute espèce, et seulement après leur départ nous fûmes libres de préparer le thé, pour nous livrer ensuite au repos.

J’essayais de m’endormir, lorsqu’un individu portant le costume des Turkomans, et que j’avais jusqu’alors regardé comme un membre de la famille, vint à petit bruit s’installer près de moi. Il m’apprit, en confidence, que ses affaires avaient nécessité pour lui, depuis une quinzaine d’années, des allées et venues continuelles entre Khiva et Karatepe ; bien que né à Kandahar, il connaissait à fond le pays des Ozbegs et de Bokhara ; en fin de compte, il me proposa de lier amitié avec lui, moyennant quoi nous traverserions ensemble le grand désert.

« Tous les fidèles sont frères[1], » lui répondis-je d’un ton sentencieux ; et en le remerciant de ses bonnes dispositions, je lui fis remarquer qu’en ma qualité de derviche, je devais respecter le lien qui m’attachait à mes compagnons de route. Il semblait vouloir prolonger la conversation, mais en lui manifestant le besoin que j’avais de m’abandonner au sommeil, je finis par obtenir qu’il me laissât tranquille.

Nur-Ullah m’apprit, le lendemain matin, que cet homme était un Tiryaki (un mangeur d’opium), un vaurien de la pire espèce, avec lequel, autant que possible, je devais éviter d’avoir aucun rapport. Il m’avertit en même temps que nos provisions de farine pour un voyage de deux mois ne pouvaient être faites que dans la ville ou nous étions, les Turkomans eux-mêmes étant réduits à venir s’y ravitailler, et que jusqu’à Khiva, il nous serait impossible de nous procurer du pain. Je m’en remis pour ce genre de préparatifs à Hadji Bilal, et, tandis qu’il s’en occupait, je montai au sommet de la « noire colline, » qui donne son nom au village. Un des côtés est peuplé de Persans ; cent vingt-cinq à cent cinquante familles afghanes se groupent sur l’autre revers. On affirme que cette dernière colonie était, au commencement du siècle, d’une importance bien supérieure à celle qu’on lui voit aujourd’hui, et qu’elle doit sa fondation au dernier des conquérants asiatiques, Nadir-Shah. Je ne pourrais dire dans quel but précis avait eu lieu la transplantation de cette colonie sunnite, mais son existence a fini par être fort utile, attendu que les Afghans se sont chargés de servir d’intermédiaires aux habitants de la Perse dans leurs négociations, souvent difficiles, avec ceux du Turkestan. Sans eux, on ne saurait comment traiter la délivrance de maint et maint prisonnier mis à rançon par les Turkomans. À l’est de la Perse, les sunnites de Khaf, de Djam et de Bakhyrz rendent des services analogues, mais ces derniers ont affaire à la tribu des Tekké, bien autrement dangereuse que celle des Yomuts.

Du haut de la « colline noire, » on a vue sur la mer Caspienne, ou pour mieux dire sur la portion de cette nappe d’eau qu’on appelle « la mer Morte, » limitée à l’ouest par une langue de terre à l’extrémité de laquelle est Ashourada. De loin, cet étroit promontoire semble un mince ruban à la surface des eaux, et porte une seule rangée d’arbres qui s’étend à perte de vue. L’ensemble de ces lieux déserts n’a rien de très-particulièrement encourageant, et je rentrai précipitamment au logis pour vérifier par moi-même l’état des préparatifs qui se faisaient en vue d’un embarquement plus ou moins prochain.

On nous avait dit, la veille au soir, que pour un kran (un franc) par tête, un navire afghan, lequel est d’ordinaire employé à l’approvisionnement de la garnison russe, nous conduirait au port d’Ashourada, et qu’une

  1. Kulli mumenin ihvetun.