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aurons bientôt l’occasion de parler ; les orfévres ont leurs boutiques dans la calle de Chicarreros, et la calle de Mar est presque entièrement occupée par les fabricants de bottines ou guêtres andalouses ouvertes sur le côté et ornées de broderies en soie aux couleurs éclatantes.

Beaucoup d’autres rues de Séville ont leurs souvenirs historiques, leurs légendes ou leurs dictons populaires ; il est un de ces dictons assez curieux, qui détermine d’une manière très-pittoresque la situation des divers quartiers de la ville sous le triple rapport de la richesse, de l’aisance et de la misère :

« Depuis la cathédrale jusqu’à la Magdalena, dit le sixain en question, on déjeune, on dîne et on soupe.

« Depuis la Magdalena jusqu’à San Vicente, on dîne seulement.

« Depuis San Vicente jusqu’à la Macarena, on ne déjeune, ni ne dîne, ni ne soupe. »

Desde la catedral hasta la Magdalena,
Se almuerza, se come y se cena ;
Desde la Magdalena hasta San Vicente,
Se come solamente ;
Desde San Vicente hasta la Macarena,
Ni se almuerza, ni se come, ni se cena.

Citons encore le dicton populaire sur la calle de los Abades, la rue des Abbés, située à peu de distance de la cathédrale, et dans laquelle « tous ont des oncles, mais personne n’a de père. »

En la calle de los Abades
Todos han tios, ningunos padres.
Los canonigos ne tienen hijos :
Los que tienen en casa, son sobrinicos.

La calle del Candilejo est célèbre par un buste du roi don Pedro, — Pierre le cruel, — qui se voit au fond d’une espèce de niche pratiquée dans le mur d’une maison et garnie d’un grillage de fil de fer. C’est dans cette rue, dit-on, que le roi Justicier — el Justiciero — poignarda de sa main le mari d’une femme qu’il poursuivait ; après avoir commis ce crime, il se condamna lui-même à être exécuté, mais en effigie seulement.

C’est dans la calle de San Leandro qu’était la demeure du fameux don Juan, dont le nom de famille était Tenorio, et qui servit de modèle à Tirsa de Molina pour sa pièce intitulée el Burlador de Sevilla, o el Convidado de Piedra, d’où Thomas Corneille tira le sujet de son Festin de Pierre. La famille des Tenorio avait sa chapelle dans le couvent des Franciscains de Séville, où fut enterré, suivant la tradition, le corps du commandeur — el comendador — tué par don Juan.

La rue habitée par le grand peintre de Séville a reçu le nom de calle de Murillo, et on nous y fit voir la maison qu’il habitait. C’est dans une maison de la calle de los Taveras que siégeait autrefois le Tribunal de l’Inquisition, — el Santo Tribunal, comme on l’appelait. Les historiens de Séville revendiquent pour leur pays la gloire d’avoir été le berceau de cette institution : Esta Santa Inquisicion obo su comienzo en Sevilla.

Le Quemadero, c’est-à-dire, littéralement, l’endroil où l’on brûle, était situé hors des portes, dans une plaine appelée Le pré de Saint-Sébastien, — el Prado de San Sebastian ; c’est là qu’avaient encore lieu, au commencement du dix-neuvième siècle, les auto-da-fé : on sait qua le tribunal du Saint-Office ne fut définitivement aboli par les Cortes qu’en 1820.

La calle de la Feria tire son nom d’une foire ou marché très-pittoresque qui se tient dans cette rue depuis un temps immémorial. « C’est là, dit M. de la Escosura, qu’ont été vendues publiquement les premières productions de notre grand peintre sévillan, Bartolome Murillo. Cette place donna même son nom à ses premières toiles, destinées pour la plupart au commerce avec l’Amérique, et qui, comme personne ne l’ignore, étaient appelées Ferias (marchés), pour avoir été vendues sur la place du Marché.

« La calle de la Feria, ajoute le même écrivain, sert aujourd’hui (il écrivait en 1844) à une espèce de marché d’antiquités bien connu des amateurs et surtout fréquenté par les spéculateurs étrangers, qui y trouvent à vil prix des objets très-curieux qu’ils revendent à Paris et à Londres à leur juste valeur, c’est-à-dire à peu près au centuple de ce qu’ils les ont payés. »

Alléchés par l’espoir de quelque merveilleuse découverte, nous ne manquions jamais d’aller chaque jeudi, de très-grand matin, exploiter le marché de la Feria ; nous y fûmes témoins des scènes les plus pittoresques ; Doré y dessina des paysans superbes, qui étaient venus vendre leurs lapins et leur gibier, des racines de palmier nain, — un mets assez singulier dont se délectent les gens du peuple ; d’autres vantaient à gorge déployée leurs pommes de pin, excellentes et grosses comme des melons : Pinoñes como melones, gordos y valientes ! Les marchands d’eau et les marchands de cerillas criaient leur eau et leur feu : agua ! fuego ! Enfin nous pûmes faire à la Feria une étude complète des cris de Séville. Quant aux curiosités et aux antiquités, il nous fut impossible d’en apercevoir aucune, malgré les recherches les plus consciencieuses ; au lieu de porcelaines de Sèvres ou de Saxe, nous ne trouvâmes que les vulgaires produits de la Cartuja et des piles d’aljofainas, énormes jattes de grossière faïence à dessins verts, qui se fabriquent dans le faubourg de Triana. En fait de bronze, quelques vieilles lampes hors d’usage ; en fait d’armes, quelques navajas de Santa Cruz de Mudela et des sabres du temps de l’Empire.

Nous eûmes un instant l’espoir de nous dédommager en dénichant quelques vieux livres ; derrière des étalages de ferraille rouillée, nous avions entrevu des monceaux de vieux livres couverts en parchemin, étalés sur le pavé à deux pas du ruisseau. Qui sait, nous disions-nous, si dans ce fumier nous n’allons pas découvrir quelque perle : une de ces belles et rares éditions imprimées à Valence, à Séville, à Salamanque et à Madrid ; quelque roman de chevalerie épargné par la nièce du chevalier de la Manche ? Nous nous serions, au besoin, contentés d’El ingeniozo hidalgo D. Quixote, imprimée en 1605, à Madrid, par Juan de la Cuesta.