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Malheureusement nous ne trouvâmes dans le tas que ce que les bibliophiles peuvent trouver aujourd’hui en Espagne, c’est-à-dire de ces livres de théologie et de dévotion — obras de devocion — imprimés en si grand nombre en Espagne, tels que la Somme de saint Thomas, les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, etc. Les rares éditions espagnoles ne se trouvent plus qu’à Paris ou à Londres, ou dans les bibliothèques de D. José de Salamanca et de notre savant ami Pascol de Gayangus.

Le quartier de la Macarena, dont nous avons parlé plus haut à propos d’un sixain populaire, est comme le faubourg Saint-Antoine ou la place Maubert de Séville, situé à l’une des extrémités de la ville ; il n’est guère habité que par des gens du peuple, qui ont peu de contact avec les autres quartiers, et conservent avec soin les mœurs et les costumes andalous ; aussi, quand on veut parler d’une jeune fille qui n’a rien perdu de la désinvolture propre aux Sévillanes de la basse classe, dit-on una Moza ou una jembra Macarena.

Nous allions souvent errer dans les rues pittoresques de la Macarena ; les habitants, qui vivent presque toujours en dehors, nous offraient de curieux sujets d’observation. Un jour nous entrâmes dans une tahona ou moulin a farine mû par des mules, et dont le mécanisme nous parut arabe comme son nom ; le tahonero nous accueillit très-bien et nous fit asseoir un instant, après avoir mis, suivant l’usage espagnol, sa maison à notre disposition ; le brave meunier, coiffé d’un foulard a la mode andalouse, se mit à fumer tranquillement sa cigarette pendant que nous dessinions ; la tahonera, une jeune femme d’une vingtaine d’années, était debout à côté de lui, tenant dans ses bras un charmant bambin à peine vêtu, qui nous regardait d’un air quelque peu effaré. La tahonera, avec ses bras nus et ses beaux cheveux noirs en désordre, était superbe à dessiner : elle offrait le type le plus fin et le plus élégant de la beauté sévillane ; aussi Doré s’empressa-t-il de faire un croquis de cette charmante scène andalouse pendant que nous nous amusions à causer avec le tahonero.

C’est dans le quartier de la Macarena, à peu de distance des anciens murs arabes de Séville, que se trouve le fameux hôpital de la Sangre (du sang), aussi appelé de las Cinco Llagas, à cause des cinq plaies de Notre-Seigneur, qui sont sculptées sur la façade. La Sangre, le principal hôpital de la ville, est un bel et vaste édifice de la seconde moitié du seizième siècle, d’un assez bon style architectural et orné de sculptures qui ne manquent pas de mérite.

Après cette revue des rues les plus curieuses de Séville, il nous reste à dire quelques mots des places, qui ont aussi leur physionomie à part : la plus grande de toutes et la plus récente est la plaza Nueva ou de la Infanta Isabel ; c’est un vaste parallélogramme planté d’orangers en pleine terre et garni de bancs de marbre ; ces orangers, plantés depuis quelques années seulement, ne donnent encore que peu d’ombre, aussi la promenade est-elle peu fréquentée aux heures de soleil ; au milieu s’élève une estrade destinée à la musique du soir ; tout cela est trop symétrique, et les maisons neuves qui entourent la place de trois côtés lui donnent un aspect encore plus monotone.

Nous préférons, malgré son irrégularité, la plaza del Duque, située à une des extrémités de la calle de las Sierpes. Cette place, qui doit son nom au duc de Medina Sidonia, est le point de départ d’un grand nombre de diligences, et nous y observâmes plus d’une fois de curieux détails de mœurs, tant à l’embarquement qu’au débarquement des voyageurs.

La plaza de la Magdalena, avec ses puestos de agua, est une des plus pittoresques et des plus animées de Séville ; les puestos de agua sont de petites boutiques dans le genre de celles des acquaiuoli napolitains, ou se débitent toutes sortes de rafraîchissements à bon marché ; ces boissons, auxquelles la neige donne une fraîcheur très-agréable, sont des plus variées : ainsi il y a l’agraz, qui se fait avec le verjus et qu’on mélange avec une espèce de sirop, — almibar ; la zarzaparilla, infusion de salsepareille ; la cidra et la naranja, qui se font avec le jus du citron et de l’orange ; l’orchatu de almendra, qui n’est autre que notre orgeat ; le malvabisco, boisson à la mauve, et autres rafraîchissements qui peuvent paraître quelque peu anodins, mais qui, sous un climat brûlant, sont infiniment préférables à l’absinthe et aux autres liqueurs du même genre.

N’oublions pas le Mercado, où nous faisions le matin de fréquentes promenades ; rien ne donne mieux l’idée de la fertilité de l’Andalousie, qu’une promenade au marché de Séville : les melons verts aux dimensions énormes sont empilés avec symétrie, comme les boulets dans un arsenal, sous les grands tendidos aux raies bleues et blanches qui abritent les acheteurs de l’ardeur du soleil ; les oranges, les citrons, les grenades aux brillantes couleurs s’entassent à côté d’ognons gigantesques, de tomates et de piments rouges comme le vermillon, et d’énormes grappes de raisin à la couleur ambrée font penser et la terre promise ; aussi a-t-on appliqué à la capitale de l’Andalousie le même refran populaire qu’à Grenade : « Quand Dieu aime bien quelqu’un, il lui permet de vivre à Séville. »

A qui en Dios quiero bien,
En Sevilla le da de comer.

L’Alameda de Hercules, une des plus anciennes promenades de Séville, peu fréquentée aujourd’hui, doit son nom à une statue d’Hercule placée au sommet d’une haute colonne et faisant pendant à celle de Jules César ; une autre Alameda, celle de las Delicias, qu’on appelle aussi la Cristina, étend ses ombrages jusqu’aux bords du Guadalquivir, à peu de distance de la Torre del Oro et de la Puerta de Jerez, ou, pour mieux dire, de l’emplacement qu’elle occupait, car les maçons étaient occupés à la démolir quand nous la visitâmes.

Non loin de la Cristina s’élèvent la cathédrale et sa tour, la fameuse Giralda, la gloire et l’orgueil des Sévillans.